Tous notés, partout et sur tout…
Il n’y a pas si longtemps, les notes organisaient l’univers scolaire. Et lui seul, ou presque. Résultats d’exercices et de devoirs, notes de conduite, moyennes de toutes sortes enserraient la vie des élèves, des lycéens, même des étudiants. Mais chacun, une fois arrivé ailleurs, en dehors, échappait au règne des appréciations chiffrées. Il y avait bien quelques exceptions, des notes administratives pour les fonctionnaires, des jurys de compétition sportives – patins à glace, cheval d’arçon… – mais elles faisaient figure de curiosités. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : les notes scolaires sont contestées, dévalorisées et déclinantes, mais on trouve normal, à la suite de Parker, d’attribuer des notes aux vins, ce que n’aurait jamais pu imaginer, hier encore, aucun amateur sensé. On met aussi des notes aux livres, aux films, aux voitures, aux services rendus… entre autres. En fait, regardez autour de vous, on note tout, des œufs mayo aux musées, des hôtels aux livraisons. Mais pourquoi ? Et jusqu’où cette manie ?
Le monde entier exprimé par des notes et submergé par elles est en grande partie un effet de la révolution numérique et des réseaux sociaux. Vous réservez dans un hôtel dont l’indice de satisfaction atteint 8,9 de moyenne, en raison de sa proximité du centre ville et du silence des chambres. Mais ce n’et encore qu’une vue globale. Mieux informé, vous saurez que dans cet établissement la vue est notée 7,2, la literie 8,1, la salle de bain seulement 6,3, le service 7,4. Le petit déjeuner ne dépasse pas 7,5, malgré une mention spéciale pour les croissants, qui dépassent les 9. Ce qui est vrai des hôtels l’est devenu des restaurants, des voyages organisés, mais également des vendeurs, des sites, des applications. Et des clients eux-mêmes.
Car les chauffeurs, par exemple, indiquent leur appréciation sur les consommateurs d’Uber ou autre. Le client 5 étoiles ne pose pas de lapin, dit un mot gentil, ne salit pas la banquette arrière. Le règne de la notation universelle et réciproque s’est donc installé : chacun note les autres, selon le service rendu, la fiabilité, la conformité aux attentes. Cette obsession conduit à renverser les rôles anciens. Ainsi les conférenciers sont-ils notés par les auditeurs, les professeurs par les étudiants, les acheteurs par les vendeurs. La plupart de ces notations sont anonymes et automatiques. Personne n’en décide vraiment, car personne n’assume un jugement. Tout se passe comme si les chiffres disaient directement ce qui est, décrivaient la réalité, de manière adéquate et objective. Ce n’est évidemment qu’un leurre. Ce qui l’engendre ? La convergence de plusieurs éléments : l’obsession du quantitatif, qui finit par indiquer la qualité, le souci de tout évaluer, la domination des données et la « sous-veillance » généralisée qui permet à chacun d’informer sur son voisin.
On pourrait en rire. On pourrait en faire la critique philosophique, déjà conduite par Bergson, il y a plus d’un siècle. Il a en effet montré combien la quantité ne peut exprimer les variations d’intensité des sensations et des émotions : il n’y aurait en effet aucun sens à dire que l’on a 2,3 fois plus chaud que tout à l’heure, ni que notre colère ou notre tendresse ont triplé… En fait, on devrait surtout s’alarmer. Car la version politique de cette manie grotesque est déjà là, et fait froid dans le dos.
Elle consiste tout bonnement à noter les citoyens et leurs comportements. Le projet « Internet plus » dévoilé récemment la Chine projette une « notation sociale » permanente des citoyens par le biais des mégadonnées. Sur le modèle de nos permis de conduire, il est prévu d’instaurer un crédit de 1000 points par vie humaine. Les comportements négatifs ou asociaux (griller un feu, toucher un pot de vin, battre sa femme) entrainent des soustractions. Les actions présumées vertueuses (dénoncer la corruption, décrocher une médaille du travail) génèrent des bonus. Les informations sont recueillies via les traces électroniques de chacun. Le système vaut pour les individus comme pour les entreprises. Il va sans dire que ce projet chinois intéresse d’autres régions du monde.
Orwell, reviens, ils inventent 2084 ! Les notes peuvent nous piéger dans un totalitarisme implacable, nous conduire à sous-vivre dans un système où seraient perpétuellement contrôlées notre intégration et notre conformité. Ce meilleur des mondes recueille déjà des notes record : 9,9 d’efficacité, de faisabilité, de rentabilité coercitive. Mais seulement 0,1 d’humanité, de désirabilité. Et zéro vivabilité.