La conquête du pouvoir en mutation
Dans quelques heures, vote pour les primaires de la droite. Ce premier tour crucial, puisqu’il ouvre la route de l’Elysée. A moins qu’une échappée de l’outsider Emmanuel Macron, qui vient de se déclarer en urgence, ne finisse par faire la différence. En tout cas, personne n’oublie que cette compétition s’inscrit aussi dans une série d’élections européennes qui portent déjà l’empreinte du Brexit comme de la victoire de Donald Trump. Dans ces remous multiples, des mutations profondes du politique apparaissent. La lutte, dans ce domaine, n’est plus ce qu’elle était. Tous s’accordent à dire que la métamorphose est grande. Reste à cerner ce qui la caractérise exactement. Là, c’est moins simple.
Depuis qu’est paru Le Prince de Machiavel, en 1532, sa définition du politique fut souvent reprise : la conquête du pouvoir si on ne le détient pas, sa conservation si on le possède. On oublie toutefois que le maître de Florence parle uniquement dans ce traité des « principautés », ces cités autonomes qui se conquéraient par la ruse, la force et le truchement des armes. « Je ne traiterai point ici des républiques », précise d’entrée de jeu l’auteur du Prince. Dans les régimes où règne l’autorité du peuple, encadré par des lois, s’emparer du pouvoir implique d’emporter l’adhésion des électeurs. Dans cette conquête des esprits – et non des territoires -, la dissimulation, la tromperie, les menaces ont sans doute toujours joué leur rôle. Pourtant, ces derniers temps, un triple basculement se constate.
D’abord les choix électoraux deviennent versatiles et volatiles. C’est en dernière heure, souvent, que se décident désormais les votes. Après avoir changé plusieurs fois d’orientation, pour certains. Les bastions pour s’assurer une victoire sont donc, bien moins qu’autrefois, des partis constitués, des familles idéologiques ou confessionnelles, des catégories socio-professionnelles. Ce sont désormais, de plus en plus, des émotions, des impressions immédiates, des images frappantes qui emportent in extremis la décision des électeurs. Par conséquent, ce ne sont plus prioritairement les programmes qui comptent. D’autant que le rejet l’emporte sur l’adhésion.
Tel est le deuxième basculement visible : on vote aujourd’hui d’abord pour dire « non », pour exprimer un refus plutôt qu’un espoir. Ces récusations sont disparates, elles concernent tour à tour les taxes, l’Europe, la mondialisation, les Clinton, l’abolition des frontières ou la disparition des genres. Tous ces rejets ne se confondent pas. Les uns concernent des personnes (tout sauf X…), d’autres des politiques économiques, d’autres encore des faits de sociétés. Mais tous ont en commun de désavouer et de regimber,plutôt que proposer. Il s’agit d’exclure, au lieu de bâtir. Le politique, dès lors, se joue par négation.
Le dernier changement, qui relie et potentialise les deux précédents, c’est la conjonction des crises et des réseaux sociaux. Crise temporelle (exténuation du long terme, avenir invisible), crise psychologique (découragement, exaspération, sentiment d’humiliation) s’expriment en continu, nuit et jour, sur des millions d’écrans. Le politique, dans ce contexte, change partiellement de nature en changeant de moyen d’expression. Au lieu de concevoir la gestion du bien commun, il est tenté de surfer sur les ressentiments et les colères sourdes.
S’agit-il encore vraiment, dans ces circonstances, de conquérir le pouvoir ? En apparence, toute la façade reste en place. D’un autre côté, cette conquête évoque un suivisme plutôt triomphe, une soumission à l’air du temps au lieu d’une tentative pour en sortir. Et surtout, on ne peut oublier que le pouvoir lui-même a changé. Celui que l’Etat incarnait autrefois était supposé homogène, central, régalien, gardien de l’ordre public. Depuis les années 1980, le philosophe Michel Foucault, en mettant en lumière l’existence des « micro-pouvoirs », a montré son caractère diffus, disséminé, réticulaire. Le commissaire de police, l’agent au coin de la rue, le contremaître, le surveillant sont des mailles infimes de ce réseau qui n’a pas véritablement de centre unique.
Si on rassemble ces différents traits, il faudra conclure ce qui est à conquérir en premier lieu n’est plus la conviction éclairée de citoyens raisonnables. Ni même les leviers d’un Etat incarnant un principe de raison. A la place, un jeu incertain brasse une kyrielle d’émotions négatives, d’impressions éphémères, d’énergies locales. La démocratie est-elle en train de changer ?