Etienne Klein dans la roue d’Einstein
Faire du vélo dans les Alpes sous la pluie, vous croyez sans doute que c’est juste une activité sportive. Détrompez-vous. Lisez Etienne Klein, notre premier physicien-écrivain. Il nous conduit, en pédalant ferme, sur les traces de la relativité restreinte. Vous découvrirez comment grimper quelques cols suisses constitue la meilleure façon de comprendre Einstein, en saisissant peu à peu par quel cheminement un bizarre enfant juif, au début du XXe siècle, en vint à bouleverser la physique.
Bien sûr, tout a déjà été dit, cent fois, de l’étrangeté de ce génie : développement tardif, élocution rare, comportement rebelle, désir farouche d’indépendance… Avec plus de 2 000 livres consacrés à la vie et l’œuvre d’Albert, difficile, en apparence, de trouver du neuf ! Le moindre de ses gestes semble avoir été examiné. Ses amis comme sa correspondance, ses amours comme ses découvertes, sa modestie comme ses provocations, tout a été scruté. Et pourtant…
Il y a encore des routes à tracer ! Dans ce paysage labouré à fond, le « petit vélo à guidon chromé au fond de la cour », cher à Georges Pérec, enfourché par Etienne Klein, fait merveille. Pour une raison toute simple : ce savant, directeur d’un laboratoire au Commissariat à l’énergie atomique et professeur à Centrale, nous entraîne à la charnière des émotions et des concepts, des muscles et de la rationalité, des intuitions et des analyses. Pas question pour lui d’exposer des théories physiques en les détachant du vécu, de l’imagination où elles prennent naissance. Ce qui meut la science, telle qu’il la fait partager, c’est d’abord la vie, à tous les sens et dans toutes les dimensions du terme. Etienne Klein est donc allé humer les lieux successifs où Einstein a grandi, où il s’est cherché, puis trouvé. Ce voyage dans l’espace est aussi un périple dans le temps. Il progresse d’Arrau, la première école où Einstein, à seize ans, en 1895, apprit à penser librement, jusqu’à Berne, où le modeste employé à l’Office fédéral de la propriété intellectuelle publie, en 1905, cinq articles qui vont bouleverser la pensée scientifique.
La quête passe ensuite par Prague, Anvers, Le Coq-sur-Mer, dernier refuge avant le départ en 1933 pour les Etats-Unis. Mais peu importe, dans le fonde. Parce le héros timide, en fait, n’habite que sa tête, et non des lieux. Il réfléchit partout – une salle de bain, un pont, un pays ou un autre… – n’ayant jamais besoin d’être « quelque part part » en particulier. Cette absence d’ancrage fait de ce savant sans pareil un « génie du non-lieu », « agéographe » plus encore qu’apatride. Au terme de sa course dans la roue d’Albert, Etienne Klein rencontre donc ce paradoxe : quand il s’approche au plus près d’Einstein, il découvre que celui-ci n’est nulle part – sauf en lui-même. Sauf dans ces impressions fugitives, ces moments d’émotion où se rejoignent la physique et le physique. Le charme très vif de ce livre ne réside donc pas seulement dans ses vertus pédagogiques incontestables, ni dans son écriture allègre. Il tient à son subtil et permanent entrelacs d’autobiographie et d’explications scientifiques, de rêveries et de détails érudits. Dans le pays qu’habite Etienne Klein, les mouvements du corps et ceux de la pensée ne sont jamais disjoints. Avec un vélo, quelques montagnes et un crayon, il devient possible d’explorer un temps prétendument passé. Et d’embarquer tout le monde à sa suite.
LE PAYS QU’HABITAIT ALBERT EINSTEIN
d’Étienne Klein
Actes Sud, 250 p., 20 €