C’est tellement mieux d’être injuste…
Le bien commun est une fiction, l’égalité une mystification, le civisme une absurdité, la morale un conte de grand-mère. Pour ceux qui voient les choses lucidement, seuls comptent égoïsme, réussite, pouvoir et plaisir. Au prix de n’importe quelle forfaiture, bien entendu, à condition de pourvoir s’assurer l’impunité… Pareils propos, dans l’histoire de la philosophie, furent régulièrement tenus. Leurs auteurs : des « figures du mal », des adversaires résolus et violents des sages, convaincus pour leur part que la justice repose sur des fondements rationnels, et que l’ordre politique doit les faire respecter. De Platon au siècle des Lumières, les philosophes affrontent ces rebelles flamboyants. Ils incarnent les résistances, les objections, les refus que rencontrent tous ceux expliquant qu’il est indispensable de vivre, individuellement et collectivement, sous le contrôle de la raison. Au fil d’une utile et intelligente galerie de portraits, Céline Spector rappelle l’existence de ces antiphilosophes. Elle les considère, reprenant une expression de Gilles Deleuze, comme autant de « personnages conceptuels ».
Prototype : Calliclès, qui défie Socrate dans le dialogue intitulé Gorgias. Ce jeune homme imaginaire tient des propos souvent entendus : la philosophie, bonne pour les enfants, est inutile aux adultes, puisqu’elle ne raconte que des sornettes. Dans le réel, mieux vaut être le tyran que ses sujets, le bourreau que ses victimes, et vivre dominant plutôt dominé. Parce que les justes ne gagnent rien, sauf médailles et éloges funèbres. Face à ces parti pris, il n’est pas certain que Socrate l’emporte. Il campe évidemment sur ses positions, mais ne convainc pas son adversaire. En fait, les ennemis de la raison sont irréductibles, et à leur façon cohérents.
La première bonne idée de Céline Spector est de souligner combien ces ennemis ne sont pas des tigres de papier, mais d’embarrassants réfractaires. Calliclès et Thrasymaque chez Platon, et bon nombre d’autres « personnages conceptuels » présents notamment chez Hobbes, Rousseau, Diderot, Hume ou Sade, constituent bien un « dehors » de la philosophie politique. Refusant la justification rationnelle qui devrait faire choisir d’être juste, ils dessinent ses limites. Les juger « insensés », parler de leur « déraison » ne saurait masquer qu’ils soulignent l’impuissance de la pensée, suscitant ainsi une impression de malaise.
Seconde bonne idée de cette philosophe de la nouvelle génération, qui enseigne aujourd’hui à la Sorbonne après l’université de Bordeaux : montrer comment la pensée contemporaine a pratiquement gommé ces puissantes incarnations de l’anti-raison. Dominée par les théories du choix économique rationnel, la modernité n’envisage plus que la désobéissance des resquilleurs, des « passagers clandestins » enfreignant les règles communes pour un petit profit. En affadissant le mal, elle le rate, perd les moyens de concevoir le refus radical du système. Or pareille négation a fait retour dans le réel, depuis le 11 septembre 2001, sous la forme du fanatisme terroriste. Il rejette lui aussi la rationalité du bien commun.
Dernière bonne idée de cet essai : il faut repenser à nouveaux frais ces figures de la déraison, au lieu de s’en désintéresser. Céline Spector n’a pas la réponse. Mais voilà une bonne question, ce qui est déjà beaucoup.
ÉLOGES DE L’INJUSTICE
La philosophie face à la déraison
de Céline Spector
Seuil, « L’ordre philosophique», 240 p., 22 €