Fausses alertes, vrais fantasmes
Avec les fausses alertes d’attentats, nous n’en sommes qu’au début. Annonces d’explosions, rumeurs de fusillades, signalements de prises d’otages… quantité de bruits affolants se sont déjà répandus. Mais ils vont se multiplier. Nous avons vu des pétards susciter panique, ruée vers les abris, courses folles dans les rues. Surgissent à présent les opérations organisées, avec appels téléphoniques, textos et tweets… La gamme des motivations possibles est large, allant du canular de lycéens débiles jusqu’au stratagème maffieux pour retenir les forces de l’ordre afin de commettre un forfait. Un jour prochain s’y ajoutera peut-être la stratégie terroriste pour entretenir la psychose à moindres frais. Beaucoup d’analyses s’en inquiètent à juste titre. Malgré tout, on oublie un élément clé, dans ce flot des commentaires qui traitent des causes et des conséquences de ces leurres, qui cherchent les parades et les moyens de les désamorcer.
Pour voir ce point central, il faut déplacer le regard. Ne plus s’occuper de la mécanique des rumeurs, mais du terrain où elle intervient. Ne plus se focaliser sur les fausses alertes, mais comprendre nos vrais fantasmes au sujet du terrorisme. Ce sont eux, et eux seuls, qui donnent crédit aux information non vérifiées, transforment bobards en panique et bruits vagues en alerte rouge. Encore faut-il se souvenir de ce que signifie le vieux terme de « fantasme ». Régulièrement, des magazines demandent : « quels sont vos fantasmes ? », en n’y voyant qu’une forme d’obsession personnelle, généralement sexuelle, qu’il est recommandé ou non de réaliser, suivant le magazine et la saison. Ce n’est pas exactement cela que les Grecs d’autrefois – Platon, Aristote, mais aussi Eschyle et Euripide – appelaient phantasma.
Le mot désigne une apparition, une vision, un songe, une image qui surgit et qu’on prend pour la réalité. Il peut aussi nommer un fantôme, un spectre, un mirage dont la présence s’impose comme si elle était concrète. « Fantasme », « fantôme » et « fantasmagorie » appartiennent à la même famille, celle des créations de l’imagination (qui se nommait phantasia) – le domaine du fantastique. Or, que se passe-t-il dans nos têtes, depuis que les attentats sont devenus fréquents ? Ce que nous redoutons (agression, carnage, mort subite) prend le pas sur ce que nous voyons, sur tout ce que nous vivons. En une fraction de seconde, le « fantasme » outrepasse la réalité.
Parce qu’il est désormais déjà là, prêt à surgir à la première étincelle. Ce monde imaginaire recouvre le monde réel et prend sa place. Les traumatismes des attentats sont tels que, presque partout, nous rêvons du pire – sans toujours le savoir, sans forcément l’avouer. Peu importe, dès lors, que des faits soient incertains, invérifiables, infondés, puisque le cauchemar vient en premier. L’appréhension précède les faits. La panique se déclenche pour trois fois rien, parce qu’elle est préexistante. On y tombe avant même qu’une vraie raison de s’inquiéter soit établie, confirmée et définie. Ainsi se définit le fantasme : images remplaçant des perceptions, scénario recouvrant à l’avance la réalité, film se déroulant tout seul, une fois déclenché par une amorce.
En d’autres termes : nos têtes sont peuplées de fantômes, de spectres, de zombies… images de terreur et de cauchemar, qui s’éveillent bien avant que les informations ne soient recoupées et les données établies. L’omniprésence de ce matériau inflammable explique que les fausses alertes deviennent de vraies agressions. Quel remède ? Indépendamment de la vigilance des services de renseignement, de la police, des médias, il se confirme que la résistance au terrorisme passe également – peut-être d’abord… – par l’esprit de chacun d’entre nous. Le champ de bataille n’est pas seulement dehors. Il passe à l’intérieur de notre tête.
En effet, le propre d’une stratégie de terreur est évidemment de frapper l’imagination. Elle tente de faire surgir – partout, chez tout le monde, à chaque instant – des effrois fantastiques. Elle ne dispose pourtant que de quelques bribes de réalité, localisées et circonscrites. Il appartient donc à chacun de traquer les fantômes dans sa tête, d’anéantir les spectres, de liquider les fantasmes. Autant que faire se peut… voilà qui va sans dire. Car entre risques réels et peur sourde, la frontière n’est jamais aisée à tracer. Raison de plus pour s’obstiner à la dessiner. Et à la marquer de nouveau, chaque fois qu’elle tend à s’estomper.