Ces poumons d’Hillary dont dépendent nos vies
Disons-le tout de suite : ce n’est qu’une fable. Dans cette fiction, Hillary Clinton ne vient pas à bout de sa pneumonie. Malgré ses déclarations, malgré son retour en campagne, malgré ses traitements, les bactéries qui la minent résistent. Encore favorite aujourd’hui, la candidate démocrate à la Maison-Blanche s’affaiblit de plus en plus. Physiquement, politiquement. Vivant sous surveillance médicale et médiatique, elle se heurte à la défiance de l’opinion et finit par perdre pied. Donald Trump l’emporte donc, et devient le 45e président des Etats-Unis. Aussitôt, la politique américaine devient comme lui, imprévisible et incontrôlable. En quelques mois, des crises s’exacerbent, des conflits militaires et financiers s’enveniment. Un vaste effet domino conduit la situation mondiale vers la catastrophe. Bientôt vous perdez votre emploi, la violence règne, la sécurité de vos enfants est menacée.
La première partie de ce scenario-express est vraisemblable. Malade ou non, Hillary Clinton est atteinte, et nombre d’observateurs prennent de nouveau au sérieux l’éventualité d’une victoire de son adversaire. La suite est moins probable, mais elle n’a rien d’absolument impossible. Elle met surtout en lumière ce constat : entre les alvéoles pulmonaires de Madame Clinton et l’avenir de vos enfants, des liens peuvent exister. Ce n’est donc pas simplement outre-Atlantique, dans une lutte politique ne concernant que les Etats-Unis, qu’il faut considérer cet incident. Depuis quelques décennies déjà, la théorie du chaos nous a familiarisés avec la « sensibilité aux conditions initiales ».
Le scientifique américain Edward Lorenz demandait, en 1972, « Un battement d’ailes de papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » Nous pourrions demander : « Une pneumonie d’une citoyenne américaine peut-elle bouleverser radicalement nos existences en France ? » Cela semble improbable, mais ne serait pas impossible. C’est pourquoi il faut chercher les leçons de cette fable, et en trouver, si possible, le tiroir secret. En surface, les commentateurs ont déjà glosé sur l’âge excessif des dirigeants : est-il normal que ce soient des septuagénaires qui briguent, pour plusieurs années, des charges si lourdes ? Les débats se poursuivent aussi sur la difficile transparence des dossiers médicaux : rien n’est moins simple que de connaître la condition physique réelle de ceux qui nous gouvernent, ou y prétendent. Toutfois, on omet, le plus souvent, la question de fond.
Elle porte en fait sur la conception même de l’histoire. Les uns n’y voient que le champ de bataille du hasard. En ce cas, détails, incidents, imprévus deviennent déterminants. Souvenez-vous de Blaise Pascal, à propos du nez de Cléopâtre : « … eût-il été plus court, la face du monde en aurait été changée » César en effet ne serait pas tombé amoureux, l’empire romain ne se serait pas fortifié, etc. Les poumons d’Hillary seraient comme le nez de Cléopâtre. Ce qui domine l’histoire, dans cette optique, c’est la contingence. L’aléa est permanent. Les grains de sable surgissent de toutes parts.
A l’opposé, on soutiendra que les processus historiques obéissent à des logiques profondes, capables de balayer l’écume de l’actualité, et même les personnalités individuelles. Hegel et Marx furent les premiers modèles de cette conception systématique, ensuite diversement reprise par quantité de théoriciens. Privilégiant les tendances lourdes, ils ont tendance à considérer le hasard comme négligeable. Peu importe, en ce cas, que tel ou telle soit bien portant ou malade, puisque tout se joue dans les infrastructures, la géopolitique ou les institutions. Une quinte de toux jamais n’abolira le cours du monde. Il se poursuit ailleurs.
Il faudrait imaginer un modèle mixte. Car il existe des tendances lourdes et des structures, mais le hasard fait constamment irruption dans leur déroulement. Mais nous en ignorons les rouages, et cette ignorance déforme notre perception des événements. Carl von Clausewitz, au début du XIXe siècle, décrivait parfaitement cette difficulté : « La grande incertitude [liée au manque] d’informations en période de guerre est d’une difficulté particulière parce que toutes les actions doivent dans une certaine mesure être planifiée avec une légère zone d’ombre qui (…) comme l’effet d’un brouillard ou d’un clair de lune, donne aux choses des dimensions exagérées ou non naturelles. » Cette analyse vaut pour quantité de situations, bien au-delà des champs de bataille napoléoniens…