Avec latin-grec, ou sans ?
La réforme du collège entre vigueur. Elle continue à susciter des débats, et aussi des mouvements de grève, comme aujourd’hui, chez les enseignants. Au premier rang des changements controversés, les enseignements du grec et du latin. Scandaleusement supprimés, constatent leurs partisans. Maintenus et même étendus, proclament le ministère. Pareille annulation-extension est évidemment un exploit dialectique. Mais c’est surtout, depuis des mois, une pomme de discorde.
Cette expression vient des Grecs, et fait allusion à la vengeance de la déesse Eris (Discorde) : furieuse de n’avoir pas été invitée à la noce de Thétis et Pelée, Discorde jeta une pomme d’or avec cette inscription : « pour la plus belle ». Son geste ne manqua pas de provoquer quantité de remous, dont la guerre de Troie, l’Iliade, l’Odyssée et finalement une large part de la culture européenne sont autant d’effets secondaires.
Vous commencez à voir le problème. Ou bien vous n’avez pas entendu parler des Grecs et de leurs mythes, vous ne savez pas ce qu’une pomme vient faire dans cette querelle, vous vivez sans percevoir la présence des Anciens à tous les coins de la langue. Ou bien tout cela vous est familier, vous repérez la profondeur de champ historique du moindre terme quotidien, vous savez que Grecs et Romains ne gisent pas dans un cimetière oublié mais habitent nos dictionnaires de langues vivantes, nos cartes mentales, nos débats intellectuels et politiques.
Les discussions en cours portent en fin de compte sur le meilleur moyen de se souvenir de cette présence : est-ce en apprenant des langues mortes – mot à mot, pas à pas – afin de traduire par soi-même des bribes d’Homère ou de Cicéron ? Ou bien est-ce en lisant des traductions, en découvrant par d’autres biais les cultures antiques, même sans jamais manipuler grammaires ni dictionnaires ? Deux livres, parus ces jours derniers, répondent de façon divergente.
Le bon air latin – où interviennent dix-sept personnalités, sous l’égide (c’est le bouclier de Zeus…) de l’Association le Latin dans les littératures européennes – insiste sur l’idée que la langue française ne demeure elle-même que grâce au souffle interne du latin. Le perdre équivaudrait à nous perdre. « Le latin seul fait des Français en France », affirmait l’écrivain André Suarès en 1911. Les partisans du maintien de son enseignement ne reprennent pas obligatoirement ce propos à leur compte, mais tous pensent, comme autrefois le critique Ferdinand Brunetière, que « le latin ne sera jamais pour nous une langue étrangère ».
Gilles Sioufi et Alain Rey, qui traitent De la nécessité du grec et du latin, en disent presque autant, mais en un tout autre sens. Avec une grande clarté, ils expliquent en effet comment grec et latin ne sont pas des langues mortes, mais plutôt des semences immortelles, qui ne cessent de travailler du dedans nos phrases et nos savoirs. Ils plaident donc pour qu’on reconnaisse leur présence active, mais sans forcément s’accrocher aux heures de cours de manière crispée. Voilà qui relance la discorde… car comment garder vraiment féconds ces ferments grecs et latins, si les langues ne sont plus pratiquées que par de rares experts vite coupés du monde ?
On l’aura compris : vivre sans grec ni latin est évidemment possible. Exactement comme vivre sans musique, sans littérature, sans philosophie, sans pensée… Tellement moins bien.
LE BON AIR LATIN
Sous la direction d’Hubert Aupetit, Adeline Desbois-Ientile et Cécilia Suzzoni
Fayard, 360 p., 22 €
DE LA NÉCESSITÉ DU GREC ET DU LATIN
de Gilles Siouffi et Alain Rey
Flammarion, 190 p., 15 €
A signaler également : Pierre Laurent. Les Mots latins pour Mathilde. Petites leçons d’une grande langue (Les Belles Lettres, 230 p., 12,50 €).