L’homme qui voyait des sentiments partout
Quel diable d’homme ! Il ne tient pas en place, court d’une pensée à l’autre, varie les styles, multiplie les genres, ne cesse d’apprendre, de partager, de défier les pouvoirs, d’inventer de nouvelles façons d’incarner les idées, de passer d’une lettre à un traité, d’un pamphlet à un roman, d’une exposition à un des mille articles de l’Encyclopédie. Le tout avec un appétit féroce et une allégresse de plume incomparable. On s’essoufflerait à vouloir suivre Diderot à son rythme.
Sa fille rapporte l’un de ses derniers mots, qui explique ses débuts : « Le premier pas vers la philosophie, c’est l’incrédulité. » Contre les dogmes, son combat n’a jamais cessé. Matérialiste, athée, il ose aussi s’en prendre à l’hégémonie de la raison. Pensées philosophiques, son premier livre publié – un titre gonflé, pour un débutant – s’ouvre carrément sur un éloge des passions : « On croirait faire injure à la raison si l’on osait dire un mot en faveur de ses rivales. Cependant il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses. »
Des saturniens calculateurs
Ainsi est-il : prompt à l’enthousiasme comme au dégoût, prêt à s’échauffer à la moindre émotion. Car ce génie généreux, inépuisable, surabondant, est d’abord un homme de coeur, une sensibilité qui pense – aux antipodes des saturniens calculateurs et des intelligences à raisonnement froid. Il érotise toute réflexion : « Mes pensées, ce sont mes catins. » Il les trousse, les lutine et les abandonne. Il n’épouse pas, évidemment.
On le lui a reproché. Comment donc, un penseur sans système ? Philosophe, ce papillon, allons donc ! Polygraphe, prosateur, plumitif… mais pas philosophe. Pas assez grave ni suffisamment endurant – aucun livre vraiment pesant à son actif. Des libelles, des vulgarisations, des esquisses, des interventions de toutes sortes – aucun bâtiment massif, ordonné, tiré au cordeau, repérable de loin…
Maître en dispersion
C’est tant mieux ! Car ce Diderot méprisé par la république des professeurs, négligé au XIXe siècle, à peine lu au XXe, est un philosophe pour notre temps. Nous avons plus d’affinités que nos pères avec ce penseur multiple, sans clôture, à l’identité changeante. « J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. » Ce maître en dispersion, capable de se perdre de vue à force d’être partout, comment ne serait-il pas notre contemporain ?
D’autant plus que son tourbillon s’organise autour d’axes qui nous parlent plus et mieux qu’à son temps. Son rêve : que la matière pense, qu’elle soit capable de sentir. L’hypothèse est aussi folle que simple : comme la capacité de sentir ne peut advenir soudain, il faut supposer qu’elle est toujours présente. « Selon moi, la sensibilité est une propriété universelle de la matière », ose affirmer Diderot. C’est autour de ce réenchantement du monde qu’est construit l’extraordinaire théâtre du « Rêve de D’Alembert ». Imaginer l’hydrogène amoureux, les rochers émus, les molécules éprouvant des sensations, nos scientifiques parfois y pensent.
La morale réalisable
Sa crainte : que le pouvoir tue. La bêtise meurtrière est capable de venir à bout de l’esprit. Diderot le sait, et le dit. Il suffit de lire l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Au fil d’une méditation sur la vie et l’oeuvre de Sénèque, cette merveille oubliée propose une dissection des dictatures. Elle se lit plus utilement aujourd’hui qu’à la fin du XVIIIe siècle.
Son espoir : que la mort s’apprivoise. Qu’on puisse la regarder sans cesser d’être en joie. Car ce matérialiste croit au bonheur possible comme à la morale réalisable. Ses Éléments de physiologie, inachevés, se closent sur l’une des plus belles maximes qui soient au monde : « Il n’y a qu’une vertu, la justice ; qu’un devoir, de se rendre heureux ; qu’un corollaire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort. » Diable d’homme, décidément .
OEuvres philosophiques, de Diderot. Édition établie par Michel Delon avec la collaboration de Barbara de Negroni (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1.472 p., 65 euros ; prix de lancement : 57,50 euros, jusqu’au 28 février 2011). Vivre aujourd’hui avec Socrate, Epicure, Sénèque et tous les autres, de Roger-Pol Droit;(Odile Jacob, 240 p., 21 euros).
L’homme qui voyait des sentiments partout
» il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses. » Diderot