Figures libres. Vulnérable est la belle vie
Décidément, tout arrive à condition d’attendre. Trente ans, en l’occurrence ! En 1986, Cambridge University Press publiait un livre majeur, coup d’essai et coup de maître d’une jeune helléniste de Harvard. L’ouvrage, entre-temps, est devenu un classique de la pensée contemporaine. Il a marqué en profondeur la réflexion éthique internationale et contribué à faire de son auteur, Martha Nussbaum, qui n’en est pas restée là, la première des philosophes américaines d’aujourd’hui. Trois décennies se sont écoulées, mais ce grand travail n’a pas pris une ride – au contraire ! Il est donc temps de le découvrir en français, grâce au dévouement bénévole d’un groupe de professeurs de philosophie qui se sont attelés à sa traduction.
L’idée de départ est forte et simple : les justes ne sont pas nécessairement gâtés par la vie. Un homme cultive le bien, il vit moralement, fait son devoir, protège les siens, mais rien de cette « vie bonne », comme disaient les Anciens, ne l’empêche d’être exposé au malheur, à la misère, au chaos. Cette « fragilité du bien » – thème et titre de ce chantier colossal – est différemment abordée, chez les Grecs, par les tragédiens et par les philosophes. Le théâtre ne met pas simplement en scène diverses modalités d’éclatement ou d’écrasement de la vie bonne par le destin, il en tire des leçons, esquisse donc une éthique, qui fut souvent inaperçue ou négligée. Les philosophes, sans qu’on l’ait vu clairement avant Nussbaum, répondent aux tragédiens, prolongent ou contestent leurs propositions, fort diversement, selon qu’ils se nomment Platon, Aristote ou Chrysippe.
Questions d’aujourd’hui
La puissance de cette fresque – fascinante d’érudition, d’intelligence, de clarté – est donc de faire dialoguer des registres habituellement séparés. Martha Nussbaum met en lumière la portée éthique d’Eschyle ou de Sophocle, et confronte les leçons de leurs tragédies aux analyses des philosophes. Elle montre comment Platon organise un autre théâtre au fil de ses dialogues, car elle interroge aussi, de manière très féconde, les styles d’écriture et leurs relations à la mise en œuvre de la pensée. Au passage, mine de rien, elle renouvelle la lecture du Banquet ou de l’Ethique à Nicomaque… Surtout, au cœur de cette savante recherche dans les textes antiques, Martha Nussbaum fait éclater des questions qui sont encore aujourd’hui les nôtres. Peut-être plus que jamais.
Car il saute aux yeux que cette exploration des regards antiques sur la vulnérabilité de la vie bonne consonne de manière aiguë avec notre actualité. Peut-on se préserver du hasard ? Peut-on conserver, malgré les coups du sort, la tranquillité d’une âme-forteresse ? Faut-il au contraire admettre que des circonstances extérieures (amis, confort, santé, renom…) et des conditions politiques (sécurité, liberté, justice…) sont indispensables pour que notre vie soit bonne et belle ?
En fait, ce grand livre est aussi une méditation sur le désastre. Des gens vivent en paix, banalement heureux, et leur tombent dessus, comme venues de nulle part, l’horreur et la mort. Il serait étonnant que cela ne vous rappelle rien… Il reste, à l’évidence, que la disproportion entre ces quelques lignes et les 600 grandes pages de La Fragilité du bien est impossible à combler. Mais rien n’empêche que vous lisiez vous-même, puisque tout arrive…
La Fragilité du bien. Fortune et éthique dans la littérature et la philosophie grecques (The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy), de Martha Nussbaum, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard Colonna d’Istria et Roland Frapet, avec Jacques Dadet, Jean-Pierre Guillot et Pierre Présumey, préface inédite de l’auteure, L’Eclat, 638 p., 35 €.