Mort de l’helléniste Marie-Odile Goulet-Cazé, qui a fait redécouvrir le cynisme antique
L’historienne de la philosophie antique Marie-Odile Goulet-Cazé, née le 21 mars 1950 à Gray, est morte le 15 mars à l’Unité de soins palliatifs du Centre MGEN de La Verrière dans les Yvelines. Avec elle disparaît une helléniste de premier plan, qui a mis en lumière l’importance décisive de l’école de sagesse des Cyniques tout au long de l’Antiquité grecque et romaine, ainsi qu’une figure centrale de la défense des humanités au sein de la recherche scientifique.
Quand la jeune normalienne, agrégée de lettres classiques, est entrée au CNRS, en 1978, le cynisme antique ne suscitait pratiquement aucune attention en France, et fort peu dans le monde. Certes, chacun avait un jour croisé la figure de Diogène, provocateur et rebelle, vivant dans une citerne, houspillant les Athéniens et se masturbant en public – entre autres excentricités.
Toutefois, ce « Socrate devenu fou », comme dit Platon, n’était pas considéré comme philosophe à part entière. On connaissait vaguement, comme d’étranges curiosités, ces contestataires radicaux qui revendiquaient de vivre « comme des chiens » (« chien » se dit kunos, en grec ancien, les « cyniques » sont des « canins »). Malgré tout, cette troupe étrange, avec besace et bâton, campait dans les marges de la philosophie. Le cynisme demeurait une école méconnue, sous-estimée parce que sous-étudiée, et inversement.
Il a fallu la patience, la compétence et la ténacité d’une chercheuse hors-pair, doublée d’une travailleuse acharnée, pour faire émerger de l’ombre, peu à peu, un continent philosophique oublié. Elle a notamment répertorié tous les noms des cyniques antiques, scruté les témoignages, analysé les textes, édité et traduit les fragments éclairant leur doctrine. Son premier livre, L’ascèse cynique (Vrin, 1986) fait déjà comprendre combien l’extravagant Diogène incarne méthodiquement une doctrine – une subversion cohérente et complète de l’ordre dit « civilisé », plutôt qu’une suite d’actes gratuits.
En traquant les témoignages, textes et indices de toutes sortes, Marie-Odile Goulet-Cazé n’a pas seulement permis de connaître plus d’une centaine de figures de cyniques antiques et de discerner les traits principaux de leur enseignement. Elle a permis de constater, d’Athènes à Rome, une réelle influence des cyniques là où on ne l’attendait pas. Ses multiples travaux, parmi lesquels Le cynisme ancien et ses prolongements (PUF, 1993), ou Cynisme et christianisme dans l’Antiquité (Vrin, 2014) approfondissent en effet l’analyse des interactions, multiples et inexplorées, entre les leçons des cyniques et celles des Stoïciens d’une part, des chrétiens d’autre part.
A côté de cette mise en lumière de l’héritage cynique, Marie-Odile Goulet-Cazé a également contribué à la connaissance savante de la théorie de l’action chez les Stoïciens, à laquelle elle a consacré un séminaire de 2004 à 2010, et surtout à l’étude du néoplatonisme, par sa participation constante aux travaux sur Porphyre menés au Centre Jean Pépin du CNRS, dont elle assumait la direction (Vie de Plotin, deux volumes, 1982 et 1992, Sentences, 2005, L’Antre des Nymphes dans l’Odyssée, 2019, tous publiés chez Vrin). Le souci de la pédagogie l’habitant constamment, elle a conduit d’autre part, pour Le Livre de Poche, une très utile traduction annotée des Vies et doctrines des philosophes illustres, le manuel de Diogène Laërce (1999), qui demeure indispensable.
Au long de sa carrière au CNRS, où elle a assumé de nombreuses responsabilités institutionnelles, elle n’a cessé de défendre les humanités, la recherche en philosophie grecque et latine, et plus largement l’étude savante des doctrines antiques. Le même esprit de rigueur et d’ouverture préside aux travaux menés par le couple qu’elle formait avec Richard Goulet, que ce soit le monumental Dictionnaire des philosophes de l’Antiquité (CNRS, 7 volumes), ou bien la collection « Textes et traditions », qu’ils dirigeaient ensemble chez Vrin avec Philippe Hoffmann. Depuis 2001, plus d’une trentaine de volumes y ont été publiés, mêlant textes grecs, latins, hébreux, arabes, syriaques…
Celles et ceux qui ont eu la chance de travailler auprès de Marie-Odile Goulet-Cazé peuvent témoigner de son enthousiasme, son franc-parler, sa générosité, sa ténacité. De son ouverture d’esprit, rarissime chez les spécialistes. De son exigence de clarté et de courage indéfectible. La longue épreuve de la maladie n’a entamé aucune de ces qualités. Elles continuent d’habiter son œuvre, considérable, et à découvrir.
Roger-Pol Droit
Repères
1950 Naissance à Gray
1973 Agrégée de Lettres classiques
1978 Entre au CNRS
1986 Publie L’ascèse cynique (Vrin)
2014 Publie Cynisme et christianisme dans l’Antiquité (Vrin)
2023 Mort à La Verrière