SOUS LES VÊTEMENTS, LA VÉRITÉ ?
Enlever un à un les oripeaux, défaire les pelures, faire tomber les caches… et finalement découvrir, dans sa nudité, la réalité. Débarrassée des illusions, des croyances, des leurres qui faussent la perception. Accéder à la vérité se ferait, avant tout, par dépouillement et dévoilement. Ainsi, au fil des siècles, s’est représentée l’accession à la connaissance. En science, en philosophie, en psychologie, en mystique, s’approcher du vrai consiste toujours, dit-on, à ôter les enveloppes qui le masquent. Cette métaphore n’a évidemment pas disparu. Elle demeure vivace, mais analysée, décortiquée.
On le constate en lisant La vérité nue, manuscrit posthume du philosophe allemand Hans Blumenberg (1920-1996), qui explore ce thème à travers 25 variations, s’inspirant chacune d’auteur différent, dans un désordre chronologique volontaire. Bonne occasion, pour ceux qui ne le connaissent pas, de découvrir cet auteur important, à qui l’on doit une œuvre immense, par son ampleur comme par son originalité. Sans doute n’a-t-il pas encore reçu en France l’attention qu’il mérite, malgré une quinzaine de traductions, et les ouvrages que lui ont consacrés Denis Trierweiler et Jean-Claude Monod. L’homme évitait le devant de la scène, refusait photos et entretiens, fustigeait l’avidité des fausses gloires médiatiques. Et l’œuvre, d’une érudition étourdissante, a de quoi déconcerter.
Car Blumenberg ne prétend jamais aboutir à une vérité ultime. Il suit plutôt, au sein de l’aventure occidentale, entre littérature, histoire et concepts, le devenir de grandes questions qui mutent ou se dissipent. Ainsi a-t-il combattu l’idée que la modernité résulterait d’une sécularisation du religieux, illustrée notamment par Carl Schmitt, pour rendre aux temps modernes leur pleine et singulière nouveauté. Par ailleurs, il a n’a cessé de montrer le rôle constitutif joué par les métaphores dans la pensée conceptuelle, en scutant le monde comme livre, le savoir comme lumière, la pensée comme sortie de la caverne. C’est à ce versant « métaphorologique » de son travail qu’appartient le manuscrit sur la vérité nue.
Le texte, qui date de l’hiver 1982-83, s’ouvre au beau milieu de la critique de la vérité nue par Nietzsche – aucun préalable, comme souvent chez Blumenberg. Il fait éprouver par là qu’on n’entre pas dans l’étude d’une métaphore comme dans une recherche inédite, puisqu’elle fait partie, déjà, de la démarche constante de notre pensée. La tâche consiste en fait à la voir à distance, en multipliant les points de vue – de Freud à Rousseau, de Kafka à Madame du Châtelet, de Schopenhauer à Kant…
A « l’histoire des concepts » (Begriffgeschichte), Blumenberg oppose ainsi le réseau des métaphores productrices. Il a forgé la notion, difficile à traduire, d’ « Unbegrifflichkeit », que l’on pourrait rendre par un affreux « inconceptuabilité », ou gloser en « limite infranchissable à toute tentative de conceptualisation ». Concernant la philosophie, la conséquence n’est pas mince. Il s’agirait somme toute d’une suite de questions sans réponses, mais d’une importance tellement cruciale qu’on ne peut les abandonner. Qu’il n’y ait pas d’issue est une chose, qu’il ne faille jamais lâcher l’affaire en est une autre. Autrement dit, on enlève sans fin les vêtements, même s’il n’y a rien dessous.
LA VÉRITÉ NUE
(Die Nackte Wahrheit)
de Hans Blumenberg
Traduit de l’allemand par Marc de Launay
Seuil, « L’ordre philosophique », 292p., 24 €