« Ecrits philologiques IV. Homère et la philologie classique », de Friedrich Nietzsche
AINSI NAQUIT NIETZSCHE
Quand donc devient-on philosophe ? Et comment le sait-on ? Interrogations anciennes, sujettes à interprétations et controverses – sans fin. Et pourtant, l’histoire de la philosophie est riche en exemples illustrant cette étrange conversion. De Socrate à Wittgenstein, en passant par Montaigne et Descartes, sans oublier Spinoza ou Rousseau, beaucoup de penseurs ont décrit, voire célébré, ce temps charnière. Nietzsche, pour sa part, a évoqué bien souvent son devenir-philosophe, comme vocation, comme destin, comme processus sans fin… sans qu’on puisse toutefois discerner nettement un moment-clé. A moins que le volume qui vient de paraître ne permette de le repérer.
Primauté des choix esthétiques
En effet, la leçon inaugurale prononcée à l’université de Bâle, le 28 mai 1869, par le très jeune professeur Nietzsche constitue probablement son véritable acte de naissance en tant que philosophe. Il a seulement 24 ans et n’a pas terminé ses propres études. Fait extraordinaire pour l’époque, il se trouve déjà chargé officiellement d’enseigner, en raison de ses publications et de sa maîtrise exceptionnelle des connaissances relatives à l’Antiquité grecque, qu’atteste l’Encyclopédie (un cours de présentation détaillée) qu’il donnera plus tard, et qu’on peut lire dans le même volume.
Le titre de sa première leçon, Homère et la philologie classique, annonce apparemment un examen érudit des débats de l’époque, où l’existence d’un auteur unique de L’Iliade et de L’Odyssée se trouvait mise en cause. Pourtant, le petit génie, évidemment téméraire, ne se limite pas à un panorama des travaux savants. Il plaide en partie contre eux, soutenant la primauté nécessaire des choix esthétiques sur l’examen minutieux des textes. Face à la domination presque exclusive des lectures pointilleuses de manuscrits, des travaux d’éditions critiques, des controverses lilliputiennes d’interprétation des détails, Nietzsche invite bravement à restaurer la philosophie, par-delà la philologie.
Le sens des lointains
Il cite, pour aussitôt l’inverser, la phrase de Sénèque : « Ce qui fut philosophie est devenu philologie. » Le stoïcien voulait dire qu’à une pratique philosophique autrefois vivante, mêlant compréhension du monde et transformation de soi, s’était substituée une froide étude des textes pour eux-mêmes, coupés de leur sens, de leurs capacités réelles. Le jeune Nietzsche, ce jour-là, déclare vouloir amorcer le mouvement inverse. Ce qui est devenu « philologie » – discipline savante, travaux rigoureux sur les détails – doit se faire de nouveau « philosophie » – unité de vue, sens global, enjeux vitaux. La conférence s’achève en manifeste : « Chacune des activités de la philologie doit être circonscrite et encadrée par une conception philosophique du monde (…) où seules la totalité et l’unité cohérentes demeurent. »
Ce n’est pourtant pas un adieu à la science des textes qui est ainsi proclamé, il faut le souligner. Nietzsche, philologue lui-même, rompu à toutes les techniques de l’érudition de son temps, ne cherche pas à les jeter par-dessus bord. Il veut s’en servir, pour aller au-delà. Pour redonner le sens des lointains à un regard rendu myope à force de scruter les virgules. Plus tard, au fil des œuvres, changeant de perspective, Nietzsche s’éloignera des savants, jusqu’à faire dire à Zarathoustra que « les érudits tricotent les chaussettes de l’esprit ». Mais ceci est une autre histoire. Sa naissance en tant que philosophe date de cette conférence.