« La Question anthropologique »
MICHEL FOUCAULT AU DÉBUT DU CHEMIN
Michel Foucault, en 1954, n’a que 28 ans et n’est pas chauve. Il n’est connu que dans le petit cercle de l’Ecole normale supérieure. Depuis quelques années, ses condisciples constatent son caractère impossible, ses brouilles multiples, ses tentatives de suicide, mais aussi son intelligence étincelante et ses capacités de travail hors du commun. Le « Fuchs » (« renard ») passe pour génial et fou à la fois. Très vite, il transforme ses tribulations intimes à travers les services de psychiatrie en impulsion pour ses travaux critiques. Son premier ouvrage publié s’intitule Maladie mentale et psychologie (PUF, 1954), ses recherches portent sur Binswanger et l’analyse existentielle et confrontent Phénoménologie et psychologie (deux cours édités dans la collection « Hautes études », en 2021).
Le cours publié aujourd’hui, La Question anthropologique, jette une tout autre lumière sur ce proto-Foucault. On le découvre en effet philosophe à part entière, maîtrisant souverainement quantité de grands auteurs du répertoire, et surtout habité de thèmes et de questions que développeront ses œuvres majeures. Le jeune prodige n’a pas commencé sa thèse sur l’Histoire de la folie à l’âge classique (Plon, 1961 ; Gallimard, 1972), qu’il rédigera à Uppsala, en Suède. Il publiera Les Mots et les Choses(Gallimard) une grande dizaine d’années après ce cours, en 1966. Il y propose pourtant une analyse très élaborée de la question « Qu’est-ce que l’homme ? », de sa signification contemporaine spécifique à sa disqualification chez Nietzsche.
La question d’une nature humaine
Face à ses auditeurs de la rue d’Ulm – le cours fut peut-être donné auparavant à l’université de Lille, où il enseignait depuis 1952 –, Foucault décrit un processus en trois volets. En premier lieu, la pensée de l’âge classique ne pouvait formuler, dit-il, la question anthropologique. Même si Descartes signe un traité intitulé De l’homme (1664), la place de l’humain – entre Dieu, la nature et la grâce – ne permettait pas l’éclosion d’une interrogation sur son essence autonome, conçue comme racine des savoirs, source d’une vérité propre.
La question « Qu’est-ce que l’homme ? » connaît son âge d’or avec Kant, qui en fait le but ultime de la philosophie. Elle évolue et se prolonge au XIXe siècle, notamment chez Hegel, Feuerbach et Dilthey, dont le cours révèle des lectures inattendues. Le dernier tableau du triptyque est consacré à Nietzsche, que Foucault scrute intensément dès cette période, même s’il reste bridé par les interprétations de Jaspers et de Heidegger. En tout cas, sous les fulgurances du philosophe au marteau, la question d’une nature humaine est mise à mal, insiste le jeune philosophe. La conviction que cette nature recèlerait une vérité indépassable est défaite.
Les connaisseurs ou les amateurs de Michel Foucault s’exerceront au jeu des anticipations et des lacunes, repérant les « pas encore » et les « déjà à ce moment ». Ce cours demeure toutefois intéressant par lui-même, indépendamment de l’œuvre qui suit.
La plus forte différence est le style. Car ces notes sont sèches, télégraphiques, intellectuellement brillantes mais dépourvues de tout charme. Le grand chatoiement de l’écriture viendra plus tard, avec ces ouvertures d’opéra figurant en tête des œuvres principales : « La Nef des fous » dans Histoire de la folie…, « Les Ménines » dans Les Mots et les Choses, le supplice de Damiens dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975). Le plaisir s’apprend.