« Que faire du passé ? », de Pierre Vesperini
« DU PASSÉ, FAISONS TABLE RASE… »
Avertissement : cette chronique contient des affirmations potentiellement blessantes. Elle pourrait exposer des personnes à éprouver un sentiment de malaise, une impression d’être incomprises ou, pis, le désagrément insurmontable de se voir contredites. Poursuivre la lecture leur est donc déconseillé, afin qu’elles ne se sentent pas offensées.
Ceci constitue, dans le jargon anglo-saxon récent, un trigger warning, c’est-à-dire un « avertissement » (warning) relatif au déclenchement (trigger) d’émotions indésirables chez des sujets sensibles. Avant un film, on signale désormais qu’il va contenir des scènes de beuverie susceptibles de mettre mal à l’aise d’anciens alcooliques, ou bien des images de viol pouvant raviver, chez des victimes, un stress post-traumatique.
Sur les campus universitaires américains, l’habitude s’est prise d’exiger pareils avertissements avant des cours de littérature ou d’histoire. Shakespeare, Balzac et compagnie, sans compter les récits de conquêtes militaires, contiennent d’innombrables scènes, dont le caractère misogyne, raciste, colonialiste ou homophobe peut se révéler traumatisant.
De proche en proche, une série de réflexions et d’actions groupées sous le nom de « cancel culture » se sont engagées pour expurger les œuvres et déboulonner les statues troublantes. En vue d’écarter tout risque, il s’agit d’effacer (cancel) les traces des horreurs de l’histoire, selon une lecture postmoderne des paroles d’Eugène Pottier (1816-1887) dans L’Internationale : « Du passé, faisons table rase ! Foule esclave, debout, debout ! »
Une résurgence inattendue du puritanisme
Autour de ce mouvement à la fois caricatural et caricaturé, l’helléniste et philosophe Pierre Vesperini élabore des éléments de réflexion à examiner. Il juge en effet que ce débat est un des plus importants de notre temps, mais qu’il est mal engagé. Spécialiste de philosophie et de poésie antiques, le chercheur au CNRS comprend la démarche des étudiants radicaux, tout en critiquant leurs modes d’action.
Il trouve fondées la plupart des convictions affichées : la culture occidentale aurait légitimé l’ordre patriarcal, raciste et colonial, le christianisme aurait favorisé la misogynie et le mépris de la chair, le capitalisme européen serait coupable d’avoir saccagé la planète, annihilé des cultures et des langues, asservi et décimé des peuples. En revanche, l’humaniste considère comme vital de ne pas brûler les classiques, de continuer à les lire en spectateur désintéressé. Il voit même, dans la radicalité de la cancel culture, une prolongation paradoxale de l’histoire occidentale de l’émancipation et une résurgence inattendue du puritanisme.
La tentative est intéressante, mais ne convainc pas pleinement. Car il n’est pas certain que les postulats qui fondent la haine multiforme de l’ordre ancien soient valides et que l’universalité proclamée par l’Occident ne soit qu’un leurre pour étendre sa barbarie dominatrice. En outre, il est prévisible que dialoguer avec ceux qui refusent résolument toute discussion soit voué à l’échec.
En fin de compte, la vraie question, qui reste à élucider, est celle de la profonde mutation des sensibilités. L’offense, le plus souvent échafaudée de toutes pièces, est en passe de devenir la chose du monde la plus redoutée. Naguère, chacun tenait le choc, répliquait à son gré, se battait quand besoin était. Les avertissements n’existaient pas. La vitalité ne serait-elle plus ce qu’elle était ?