RIGUEUR ET HUMEURS DE JACQUES BOUVERESSE
Disparu il y a un an, le philosophe Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France, semble promis, post mortem, à une reconnaissance croissante. Après la publication posthume d’un livre sur Nietzsche et ses lecteurs post-modernes (Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, éditions Hors d’atteinte, 2021), voici qu’un hommage personnel et sensible lui est consacré en même temps que paraît une nouvelle étude savante qu’il a rédigée sur un point difficile de la pensée de Wittgenstein, son philosophe de prédilection, qu’il fut l’un des premiers en France à prendre au sérieux.
Le portrait intellectuel et moral de Jacques Bouveresse brossé par le philosophe Jean-Claude Monod fait mieux saisir ce qui a retardé l’accès de cette « figure exemplaire » à la grande notoriété. Il refusait obstinément de céder aux travers de son époque, s’appliquait à les dénoncer avec une ironie mordante. Indéfectiblement attaché au rationalisme, il pourfendit les penseurs qui dominaient l’air du temps après Mai 68 – principalement Derrida, Foucault, Deleuze, – et ne céda jamais à l’anti-rationalisme des heideggériens. Viscéralement de gauche, il ne supportait pas le passage d’anciens maoïstes au néo-conservatisme. Si l’on ajoute qu’il était sujet à de saintes colères contre les médias et fustigeait leur propension à négliger des œuvres innovantes, mais déroutantes, au profit de livres sans nouveauté ni contenu, mais faciles à promouvoir, on comprendra que cet ami de la vérité n’avait pas que des admirateurs au sein des rédactions comme au sein de l’université.
Après avoir fréquenté le philosophe durant vingt ans en raison de liens familiaux, Jean-Claude Monod, directeur de recherches au CNRS, spécialiste de philosophie allemande contemporaine, a rassemblé ses souvenirs de leurs conversations, en précisant ses convergences ou divergences de vues personnelles. Trait majeur à retenir : chez Bouveresse, rigueur intellectuelle et rigueur morale vont de pair. Les deux sont inséparables : le « règne de la foutaise », en philosophie ou ailleurs, n’est jamais une négligence sans conséquence, mais une faute aux conséquences désastreuses – notamment sociales, spirituelles, et politiques.
D’où la nécessité impérieuse de savoir de quoi on parle et si ce qu’on dit est vrai. C’est bien autour de cette question que tourne également Les vagues du langage, dernier volet d’un triptyque consacré à des difficultés soulevées par les analyses de Wittgenstein, entamé il y a longtemps avec La Force de la Règle et Le pays des possibles (Editions de Minuit, 1987 et 1988). Cette fois, le problème creusé est celui de la nécessité où nous sommes de suivre des règles (quand nous parlons, calculons, raisonnons, etc.), alors même que rien ne semble permettre de fonder ces mêmes règles de manière rigoureusement incontestable.
L’interrogation de fond concerne la validité du scepticisme, dont la victoire menace langage et pensée d’inanité. En soutenant, par exemple, qu’aucun sens ultime ne peut jamais être donné à aucun mot, qu’aucun terme ne possède par lui-même une signification définitive, Wittgenstein ne ruine-t-il pas toute possibilité d’une connaissance vraie ? Pour Bouveresse, ce n’est pas le cas. Il défait pied à pied les positions de ceux qui considèrent aujourd’hui Wittgenstein comme un précurseur de Derrida, un « déconstructeur » avant la lettre. Lecture ardue, déconseillée aux débutants, féconde pour connaisseurs aguerris.
LA RAISON ET LA COLÈRE
Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse
de Jean-Claude Monod
Seuil, 138 p., 12 €
LES VAGUES DU LANGAGE
Le « paradoxe de Wittgenstein » ou comment peut-on suivre une règle ?
de Jacques Bouveresse
Seuil, « Liber », 568 p., 31 €