VIVRE PARMI LES MACHINES INTELLIGENTES
Elles surveillent et indiquent tout. Temps qu’il fera dans un moment, meilleur trajet pour rentrer chez soi, nouvel album qui nous plaira. Elles gèrent aussi nos agendas, carnets d’adresse, revenus et dépenses. Elles prennent notre pouls, comptent nos pas, filtrent nos messages, surveillent notre domicile. Impossible, ou presque, de vivre à l’écart de l’univers qu’elles ont bâti, avec notre complicité permanente et notre soumission tantôt émerveillée tantôt méfiante. Parler à ses amis, faire ses courses, payer ses impôts, travailler dans un bureau, tout cela est à présent à peu près inconcevable sans l’intermédiaire des écrans, des applications et des mots de passe. Les machines intelligentes sont en passe d’être omniprésentes et omniscientes. Il est donc devenu banal de disserter sur leurs pouvoirs, bénéfiques ou dangereux.
C’est là qu’intervient Jean-Gabriel Ganascia, soucieux de mettre à mal bon nombre de faux semblants. Professeur à Sorbonne Université, spécialiste de l’intelligence artificielle et auteur d’une dizaine de livres sur la nature de nos robots, leur impact et leurs mythes, il projette cette fois, avec Servitudes virtuelles, de remettre quelques pendules à l’heure. Car trop souvent, à ses yeux, les analyses se focalisent sur des menaces imaginaires, mais se taisent sur des risques, bien réels, qu’elles ne voient même pas.
De multiples comités d’éthique accumulent rapports et mise en garde. En fait, ils brassent du vent. Leurs appels au respect de la dignité ou de la vie privée sont souvent à côté de la plaque, alors même que des projets clairement formulés par Elon Musk ou Mark Zuckerberg, et aboutiraient à court-circuiter tout libre choix individuel, ne suscitent aucune protestation. Jean-Gabriel Ganascia dresse de ces paradoxes un tableau intelligent et instruit. Au passage, il souligne aussi un péril politique : « si l’Europe ne se ressaisit pas, l’idée régulatrice de souveraineté, au fondement de l’Etat de droit et de la philosophie politique, (…) déjà tant battue en brèche par les grands acteurs de la Toile et par les empires autoritaires comme la Chine et la Russie, disparaîtra totalement ».
Le philosophe Pierre Cassou-Noguès, professeur de philosophie à l’université de Paris-VIII, aborde lui aussi le monde des machines intelligentes, mais sous un autre angle. Il cherche ce qui se transforme, de jour en jour, sous leur influence, dans nos subjectivités et nos états d’âme, dans notre rapport au monde et à nous-mêmes. Convoquant tour à tour des contemporains – notamment Foucault, Derrida, Zizek – et des dispositifs de fiction, son analyse montre en détail que nous confions de plus en plus aux applications et à leurs algorithmes le rôle de nous renseigner sur nos propres sentiments, désirs et projets. Les machines veillent sur nous, bien ou mal, du dedans autant que du dehors, au risque de les voir remplacer la « vie intérieure » d’autrefois, et ses labyrinthes innombrables, par une conscience en forme d’écran plat.
Malgré tout, nous avons bien de la chance. Parce qu’au milieu de nos doudous numériques, les livres persistent encore – pour combien de temps ? Certains d’entre eux scrutent l’étrangeté et la fausse familiarité du nouveau monde. Ces deux essais, différents et convergents, en sont de beaux exemples. Subtils et imaginatifs, ils donnent à penser. C’est toujours ça que les réseaux sociaux n’auront pas.
SERVITUDES VIRTUELLES
de Jean-Gabriel Ganascia
Seuil, « Science ouverte », 282 p. ,21 €
LA BIENVEILLANCE DES MACHINES
Comment le numérique nous transforme à notre insu
de Pierre Cassou-Noguès
Seuil, « La couleur des idées », 332 p., 23 €