Face aux populismes, soyons pragmatiques !
En 2017, Emmanuel Macron, évoquant le syndicaliste Edmond Maire tout juste disparu, faisait l’éloge du dirigeant de la CFDT en le déclarant « pragmatique ». Voilà un terme que tout le monde comprend. L’homme n’était pas un idéologue, un dogmatique, mais au contraire un réaliste, capable de tenir compte des circonstances. Aujourd’hui, l’élection présidentielle a pris par moments l’allure d’un affrontement entre ceux qui se veulent pragmatiques avant tout, à commencer bien sûr par le président sortant, et des candidats plus extrémistes que leurs adversaires n’ont pas rechigné à qualifier d’idéologues.
Il est caractéristique que ce dernier mot soit presque devenu de nos jours une arme de dépréciation dans le combat politique. Car même les plus audacieuses des personnalités en lice pour cette élection, à de rares exceptions près, se veulent réalistes, capables de tenir compte de ce qui est faisable, soutenant que leurs idéaux ne sont pas des chimères mais des projets réalisables. En ce sens, le pragmatisme est ainsi entré dans le vocabulaire courant.
Des analyses ancrées dans notre époque
On oublie souvent que c’est aussi le nom d’une vaste école philosophique, née aux Etats-Unis, mais qui a essaimé depuis plus d’un siècle et demi. Entre le vocabulaire du citoyen moyen et les élaborations théoriques du pragmatisme, quelle continuité, quelles ruptures ? En quoi consiste, pour l’essentiel, ce courant de pensée ? Comment peut-il nous aider, dans la désorientation générale qui marque notre époque ?
Pour répondre à ces questions, nous sommes allés rencontrer la meilleure experte en France du pragmatisme, la philosophe Claudine Tiercelin, professeure au Collège de France, titulaire depuis 2011 de la chaire de métaphysique et de philosophie de la connaissance. Auteure d’une oeuvre importante, cette philosophe, qui publie en anglais et en français, est sans doute plus connue du monde de la recherche que du grand public car elle ne cherche pas à voir les projecteurs se braquer sur elle. Pourtant, ses analyses concernent directement notre époque, puisqu’elle scrute d’un regard aigu le scepticisme ambiant, la post-vérité, les fake news, sans oublier la nécessité de repenser l’éthique.
On ne saurait résumer en quelques lignes le demi-siècle de travail – une dizaine de livres, des centaines d’articles et conférences – de celle qui entra à Normale sup en 1972, arriva à Berkeley cinq ans plus tard, une fois agrégée, enseigna dans plusieurs universités françaises et étrangères avant de présider le jury de l’agrégation de philosophie, d’être élue au Collège de France, de siéger au Comité consultatif national d’éthique et de rejoindre l’Institut. Dans le parcours de celle qui eut pour maître le philosophe Jacques Bouveresse, lequel fit mieux connaître Wittgenstein en France et pourfendit les dérives de Derrida ou de Foucault, le fil directeur est Charles Sanders Peirce (1839-1914), père fondateur du « pragmatisme », inventeur du nom de cette école, et penseur de première envergure.
Déblayer pour reconstruire
Claudine Tiercelin est l’une des personnes qui connaît le mieux C. S. Peirce. Elle édite ses oeuvres, combat les malentendus dont il est victime, éclaire l’ampleur et la pertinence de sa pensée, qu’elle prolonge et réactualise. Cet auteur très singulier vaut d’être découvert. Ingénieur, il fut l’un des premiers diplômés de Harvard au milieu du XIXe siècle. Scientifique à la curiosité encyclopédique, cet esprit érudit et cosmopolite a laissé 80.000 pages où il renouvelle la logique, la théorie des signes, mais aussi la métaphysique.
A Cambridge (Massachusetts), il fonde un « Club métaphysique » auquel participe William James, psychologue et philosophe dont l’influence fut considérable au début du XXe siècle. Ce qui préoccupe Peirce, c’est de renouveler les méthodes des sciences, mais pour « purifier » la philosophie – le pragmatisme n’est pas une fin en soi. Ni doctrine, ni vision du monde, c’est un outil pour nous aider à « rendre nos idées claires », et à « fixer nos croyances ».
« Le point de départ du pragmatisme, précise Claudine Tiercelin, c’est bien une défiance envers les abstractions, ces vieilles lunes dont il faut se débarrasser si l’on veut pouvoir dire quelque chose de sensé. Si, dès le début, les pragmatistes sont des pourfendeurs de la métaphysique, c’est parce qu’ils refusent de tenir de pures confusions verbales ou mentales pour des traits de la réalité. Aussi Peirce aura-t-il à coeur d’élaborer une théorie de la signification pour trier entre les énoncés doués de sens et ceux qui en sont dénués. Mais il ne faut pas se voiler la face ! Ce courant est une vaste maison : ses habitants ont maints points en commun, mais sont loin d’être d’accord sur tout. Il y a même, entre eux, des divergences inconciliables. La principale porte précisément sur la suite à donner au refus initial de la métaphysique. Soit on en reste là, en fixant au ‘pragmatisme’ un agenda anti-intellectualiste qui a tout pour plaire aujourd’hui. Soit on estime qu’il ne peut y avoir de ‘reconstruction de la philosophie’ sans celle de la métaphysique elle-même. C’est la position de Peirce, et c’est aussi la mienne. Depuis toujours, je veux montrer la fécondité réciproque du pragmatisme et de la métaphysique, et l’extrême richesse, comme l’actualité, pour cette raison même, des deux. »
« Le ciment des choses »
La recherche métaphysique, pour Claudine Tiercelin, n’a rien de céleste : c’est une connaissance de la réalité qui tient compte de la science, mais sans renoncer à l’analyse conceptuelle propre au philosophe, aux questions à poser sur la nature des propriétés du monde et sur ce qui les fait tenir, ce « ciment des choses » – titre d’un de ses ouvrages.
La relation entre la pensée et l’action est l’autre caractéristique du pragmatisme. Le sens philosophique rejoint ici celui de la vie courante, marqué par le souci de l’efficacité : le vrai, c’est l’utile, ce qui a des effets, ce qui « paie », comme disait William James. « Cet ancrage de la pensée dans l’action, souligne la philosophe, est crucial et commun à tous les pragmatistes. Mais, ici encore, les clivages sont profonds : si tous admettent l’importance de la pratique et de l’action, ils ne l’analysent pas de la même manière. »
« Un miracle dans l’histoire de la philosophie »
Les pragmatistes ont donc en commun de se défier des idées reçues, des cadres imposés, des vérités éternelles. Ils mettent l’accent sur les processus, les évolutions, et font souvent des expériences vécues les pierres de touche de nos connaissances. Pas de modèle parfait et immuable, rien d’acquis pour l’éternité. Plutôt des interactions permanentes entre le réel et la pensée, les faits et leurs interprétations, la pratique et la théorie – tels sont les grands axes. Mais, au fil d’une déjà longue histoire, cette pensée ouverte a présenté des visages distincts.
Après les travaux fondateurs de Charles Sanders Peirce, c’est William James (1842-1910), frère du romancier Henry James, qui fit connaître aux Etats-Unis comme en Europe la nouvelle attitude intellectuelle. En 1906, il donne à Columbia une série de conférences intitulées « What Pragmatism Means », bientôt réunies en un livre. Bergson, qui préface la traduction française, considère l’ouvrage comme « un véritable miracle dans l’histoire de la philosophie ». Son apport central tient en ces mots de James : « La vérité d’une idée n’est pas une propriété stagnante qui lui est inhérente. La vérité arrive à une idée, elle est rendue vraie par les événements. »
Dewey, un penseur aujourd’hui célébré
La même conviction se retrouve chez la grande figure du pragmatisme de la génération suivante, John Dewey (1859-1952), qui considère nos existences (vues notamment sous l’angle des relations des hommes et de la nature, de l’éducation, de la démocratie ou de la création artistique) comme des interactions, des façonnements réciproques – ce qu’il nomme des « transactions ». Dewey, que l’on redécouvre et célèbre aujourd’hui, a marqué de son empreinte une partie de la pensée contemporaine, avec par exemple en France Jean Wahl (1888-1874) et Gilles Deleuze (1925-1995), et aux Etats-Unis Richard Rorty (1931-2007).
La diversité et la vitalité du pragmatisme se prolongent aujourd’hui dans les oeuvres d’une pléiade de penseurs qu’on ne saurait citer tous. Parmi les principaux auteurs récents, Hilary Putnam (1926-2016) ou Robert Brandom (né en 1950) se réclament de ce courant, dont Claudine Tiercelin éclaire à la fois les points de départ dans l’oeuvre de Peirce et les évolutions multiples et parfois conflictuelles : « Selon leurs héritages philosophiques, les pragmatistes abordent différemment les liens entre pensée et action, comme le primat accordé ou non à la pratique. Ainsi, Dewey, et aujourd’hui Brandom sont plus influencés par Hegel que par Kant, alors que Peirce, Putnam ou moi-même restons plus attachés aux Lumières et aux exigences posées par la raison (pratique mais aussi théorique), et donc à la visée de nos actions (ou plutôt de nos conduites). » C’est-à-dire ? Concrètement, aujourd’hui, pour chacun, quelles seraient les directions pertinentes ? Les pistes à suivre ? Les règles à mettre en oeuvre ? Sur ces points, écouter Claudine Tiercelin se révèle éclairant.
« Un pragmatiste, tel que je le conçois, dans une époque où nous sommes assaillis par la post-vérité, les fake news, l’incapacité de distinguer la réalité de la fiction, pourrait se rendre utile en disant ceci : placez-vous toujours dans un espace des raisons, argumentez, fuyez le raisonnement de pacotille, décoratif, où c’est la conclusion qui dicte à l’avance le parcours. Exigez aussi de votre interlocuteur qu’il présente ses raisons. Ne vous laissez pas avoir par la rhétorique et les effets de manche des littérateurs et autres producteurs de foutaises. Ne croyez pas sur la base de ce qui vous plaît, de ce qui va vous faire du bien, de ce que vous dicte telle ou telle autorité. Donnez des preuves de ce que vous avancez, justifiez-le. Ne barguignez pas sur le caractère objectif des faits, qui sont essentiels à la recherche de la vérité et l’idéal de connaissance. »
Fake news, rationalité et affectivité
« Les pragmatistes sont passés maîtres dans l’art de montrer la fragilité des dualismes, dont celui entre fait et valeur (Putnam). Mais ils n’ont pas tous évité le scepticisme et le relativisme ainsi induits : certains, soucieux de souligner notre ancrage historique, social et culturel, en termes de ‘situations concrètes’ (Dewey), ont fini par réduire les faits à des constructions ; d’autres, par évaluer la justesse des croyances à l’aune d’expériences individuelles vécues (c’est le tour existentialiste et religieux du pragmatisme jamesien), dès lors qu’elles permettent de prendre des ‘vacances morales’ quitte à ce qu’elle aille à l’encontre des faits : la Volonté de croire (Will to Believe) a été raillée comme une Volonté d’en faire accroire (Will to Make-Believe). Ce qui est vrai ne se réduit pas à ce qui est utile et se vérifie (James encore) ou offre des garanties à ce qui est affirmé (Dewey) », poursuit Claudine Tiercelin.
Encore ne faut-il pas caricaturer cette exigence de rationalité et de reconnaissance des faits. L’intelligence du pragmatisme, selon Claudine Tiercelin, consiste à ne rien céder à la recherche de la nuance et à se défier d’un rationalisme « de poisson séché », qui ignorerait l’affectivité. « Défendre la rationalité est crucial. Mais la raison n’est pas un monstre froid, hors sol, insensible. Peirce et James montrent combien la rationalité est affaire de ‘sentiment’ et implique l’éducation de nos dispositions tant affectives qu’intellectives. D’où l’importance, du reste, de la cultiver dans les arts et les humanités autant que dans les sciences, si l’on veut notamment, comme on en a tant besoin, rendre plus sensible au vrai. »
Eloge de la complexité
La leçon que tire Claudine Tiercelin de son parcours au sein du pragmatisme est cette résistance aux simplifications, aux positions radicalisées et unilatérales. « Le pragmatisme bien compris, insiste-t-elle, est cette voie médiane et exigeante qu’il faut creuser. » La remarque vaut notamment pour les interactions entre science et philosophie, entre raison et sentiment, entre certitude et expériences. Aux illusions dogmatiques, le pragmatiste préfère « l’art de la complexité » et le « principe d’humilité » : toutes nos croyances sont faillibles donc, en droit, révisables en fonction de l’expérience.
Sur ce point, la philosophe est catégorique : « La voie entre scepticisme et faillibilisme est étroite et risquée. Car nous avons l’obligation de remettre en cause nos croyances au moindre choc avec le réel qui seul conduit vraiment à douter. Peirce, ici encore, est utile : nos croyances sont des dispositions à agir plus que des états mentaux, douter est ‘moins facile que mentir’ et il serait naïf de penser qu’il suffise de cultiver son ‘esprit critique’ pour vaincre certaines croyances (ou ‘biais’). »
Ethique intellectuelle
Quel dernier conseil, pour finir, peut donner la philosophe ? La réponse au premier regard est frustrante, mais s’avère utile dès qu’on l’entend avec justesse. « L’époque dégouline de moraline. Or un philosophe n’a pas de leçon à donner. Le pragmatiste reste critique par rapport au sens commun, mais il s’appuie aussi sur lui. Ce rejet du rationalisme en morale va de pair avec les exigences fixées à la rationalité, où figure en bonne place la lutte contre toute tentation réductionniste. Ce pourquoi, incidemment, être conscient de l’incertitude liée à la réalité du vague et au vague du réel, ce que j’ai longuement analysé dans ma métaphysique, n’implique pas, au contraire, de renoncer à l’idéal de vérité, de connaissance et de certitude. C’est une affaire d’éthique intellectuelle. »
On ne saurait oublier que cette éthique intellectuelle est essentielle au débat public. « La tendance, chez certains pragmatistes, est de lire la politique à l’aune de la morale, en cédant, plus qu’ils n’en ont conscience, à une métaphysique de la valeur : il faut ‘écouter les cris des blessés’ (James), prôner ‘l’épanouissement humain’, la bonne ‘manière de vivre’ (Dewey), se moquer de la vérité et viser la solidarité (Rorty). Soit… Mais à condition de ne pas sous-estimer la force des désaccords et la réalité du pluralisme. On ne les surmontera pas non plus en substituant à la vérité un ‘raisonnable’ ‘consensus par recoupement’ (Rawls) ou par les vertus du débat et d’une communication irénique (Habermas).
Lorsque post-vérité, faits alternatifs et fake news battent leur plein, en constituant moins une attaque contre la vérité que contre la réalité elle-même, nous devons surtout avancer des arguments accessibles à tous, et compréhensibles par tous. Si cette exigence disparaissait, la démocratie s’évanouirait avec elle. »
Article les Echos : https://www.lesechos.fr/weekend/perso/face-aux-populismes-soyons-pragmatiques-1399318