MARCEL CONCHE, PHILOSOPHE PAR NATURE
Naître philosophe, est-ce possible ? Dans le cas de Marcel Conche, la réponse paraît nette. Chez lui, en effet, l’attitude philosophique semble s’être manifestée de manière indépendante de toute instruction, et même de toute influence de l’entourage. Né en 1922 – il aura cent ans le 27 mars prochain – dans un petit village de Corrèze, celui qui était alors un jeune paysan s’occupe des vaches et des foins en ignorant jusqu’à l’existence des lycées. Mais il s’interroge, très précocement, sur le sens du monde, le pourquoi de l’existence, les capacités humaines de connaître. Il s’étonne, questionne, raisonne. Et philosophe, donc, sans le savoir.
Dès qu’il découvre des textes fondateurs, il éprouve le sentiment de se trouver chez soi, au pays de l’exigence de vérité, désireux de mener la seule existence qui vaille, celle que guide la raison. Dans cet univers, il ne cessera plus de cheminer. D’une part au long d’une carrière universitaire qui le conduit de plusieurs lycées jusqu’à l’Université de Lille, où il devient l’assistant d’Eric Weill, et finalement à une chaire à la Sorbonne. D’autre part au fil d’une œuvre personnelle abondante et diverse, marquée par la clarté du style et la rigueur des analyses.
Le grand millier de pages du volume de la collection Bouquins rassemble les facettes principales de ce penseur en solitaire. La nature s’y révèle omniprésente, au sens cette fois du monde qui nous entoure, et dont nous sommes une partie. Cette nature « fluente », en perpétuel mouvement, est pour Marcel Conche la matrice de tout ce que nous pouvons concevoir. Il tire cette leçon d’Héraclite et d’Epicure, qu’il a retraduit et commenté avec minutie, mais aussi de Montaigne, qu’il fut sans doute le premier à lire comme un penseur exigeant, donc difficile, et pas seulement comme un écrivain folâtrant « à sauts et à gambades ».
Marcel Conche a également forgé une métaphysique et une ontologie à sa main, à partir du cosmos qui nous habite autant que nous l’habitons. « La nature, pour moi, c’est l’absolu », écrit-il. C’est elle encore, vue autrement, qui constitue à ses yeux le fondement de la morale. Car cet intrépide n’hésite pas à fonder dans et sur la nature une morale égalitaire, unique et universelle, parlant à tous au nom de tous. C’est donc bien un édifice philosophique complet qu’a bâti cet homme difficile à classer.
Son trait plus singulier reste à désigner. Ce n’est pas la rare limpidité de la prose. Ni le souci constant de distinctions conceptuelles précises et fines. Ni même l’exceptionnel respect de l’avis d’autrui, combiné à la conviction la plus ferme d’avoir, pour sa part, atteint l’ultime vérité. Le plus étrange, sans doute, est la difficulté à dire à quelle époque appartient cette œuvre. Elle paraît vivre parmi les Grecs antiques tout en connaissant les massacres contemporains. Elle semble parfois venue du 19e siècle, et fut pourtant rédigée dans la France des années 1960 à 1990, au moment du structuralisme, quand naissait la post-modernité.
Marcel Conche philosophe à l’écart des modes. Peu importe qu’on apprécie ou non son pacifisme intégral, sa sensibilité à toutes les souffrances, ses penchants bucoliques. C’est à sa manière un héros de la sincérité. Incapable de faire semblant, de tricher dans l’expression de sa pensée. Au risque de la naïveté, dont il se fait vertu. Un auteur nature.
L’INFINI DE LA NATURE
Œuvres philosophiques
de Marcel Conche
Edition établie et présentée par Yvon Quiniou
Bouquins, « la collection », 1120 p., 32 €