ÉCRIRE ET PENSER COMME IL NEIGE
Comment dire l’enchantement de la neige ? Les mots achoppent sur les flocons, le blanc assourdit la rhétorique. Pas commode, même pour les meilleurs stylistes, d’exprimer cette métamorphose du paysage en illusion concrète. En fait, il ne faut pas chercher à dépeindre. Mieux vaut célébrer, dans ce dépôt laiteux, une sublime « gomme à effacer la laideur du monde », une étrange « parole pâle envoyée par le ciel », afin d’accomplir quelque « grand recouvrement » qui nous fasse oublier, pour un temps, la platitude des ténèbres habituelles.
Sans doute faut-il, pour parler ainsi de l’enneigement, avoir vécu une enfance en altitude entre Autriche et Suisse, des années en maison de santé, de longs hivers à scruter les carreaux, comme le romancier et essayiste Pascal Bruckner. Des ennuis de santé précoces et un père autoritaire l’ont immergé fort tôt dans la nature et la culture alpines. Son nouvel opus, Dans l’amitié d’une montagne, évoque de manière à la fois sensible et réfléchie son amour indéfectible de la poudreuse, des chalets à l’intimité feutrée, mais plus encore sa passion des courses vers les sommets, poursuivies toute une vie, défiant les années qui passent.
Parmi les livres scrutant les ascensions, nombreux ces dernières années, celui-ci se distingue par son ton, subtil alliage de choses vues et de méditations alertes, de célébration de la montée et d’ironie tendre envers les autres comme envers soi. Une montagne très subjective se révèle ainsi au fil des pages. Pascal Bruckner chante à sa manière la gloire des vaches et du lait, « frère liquide de la neige », et le rituel du chocolat chaud, signant ses arrivées en Suisse, qu’il rêve en coulisse imaginaire du monde, protégée du désordre universel par quelque ineffable miracle.
Sont également aussi au rendez-vous quelques croquis doux amers de la faune humaine qui arpente les voies alpines. On y croise des allumés mystiques et des frimeurs, d’accortes gardiennes de refuge et des silhouettes de guides austères, sans oublier la petite élite sous pression des addicts au supertrail, chrono-dépendants et survitaminés. Au passage, Nietzsche, quand on le piste à Sils-Maria, se révèle petit bras : son exaltation paraît surjouée, ses sectateurs surfaits.
Toutefois, le fil principal demeure une libre méditation, sobre et belle, sur ce que la montagne, au fil du temps, révèle du corps, du désir et de l’existence. A quoi tient donc cette étrange compulsion au risque inutile, à la traversée répétée de la fatigue ? Pourquoi le fait d’aller plus haut, physiquement, se transmue-t-il en sentiment d’élévation spirituelle ? Comment se fait-il qu’adversité et souffrance se métamorphosent en jouissance ? Et quelle est donc l’énigmatique nature de cette joie, qui semble tellement risible et fugace, mais perdure en se révélant profonde ?
Bruckner esquive la lourdeur des traités de métaphysique, les méandres des analyses conceptuelles. Il esquisse pourtant, mine de rien, de réelles perspectives philosophiques – sur notre relation à la finitude, à l’usure et à la mort, et sur nos tactiques pour les défier, absurdes ou grandioses selon l’angle de vue. Peu à peu se dessine un paysage de sommets intimes, où la montagne est un défi contre l’âge, et l’espace une ruse ultime pour échapper au temps.
Le tout s’édifie sans lourdeur, par petites touches, à bas bruit. Comme les flocons qui enchantent le paysage.
DANS L’AMITIÉ D’UNE MONTAGNE
Petit traité d’élévation
de Pascal Bruckner
Grasset, 192 p., 18 €