BLAISE PASCAL ET LA MACHINE QUI COMPTE
Ce n’est pas une curiosité. Encore moins un détail. La machine à calculer conçue et réalisée par Blaise Pascal (1623-1662) constitue un objet crucial et complexe à déchiffrer. Cette nouveauté n’a rien à voir avec les bouliers et abaques qui l’ont précédée. Le mécanisme est sophistiqué, capable d’additionner, soustraire, multiplier, diviser. Rien d’étonnant pour nous qui vivons entourés d’ordinateurs. En revanche, si l’on se transporte mentalement à l’Âge classique, c’est une révolution.
A dix-neuf ans seulement, Pascal – « fou sublime » pour Voltaire, « effrayant génie » pour Chateaubriand – invente ce qui semblait impossible : une chose qui calcule seule, opérant à la place de l’esprit. Pour la créer, il fallait une intelligence exceptionnelle doublée d’une audace inouïe. Les défis à relever étaient d’abord théoriques : comment des actes de l’esprit peuvent-ils être effectués par des roues dentées en métal ? Mais ces défis étaient aussi pratiques et techniques : par quelles astuces physiques faire coïncider les lois de l’arithmétique et celles de la mécanique ?
A Rouen, le jeune homme, déjà fort souffrant, multiplie calculs et croquis. Et trouve la solution. Il lui faut alors convaincre les artisans, veiller à la construction, suivre la mise en œuvre de sa merveille, destinée à soulager l’humanité en débarrassant chacun du fardeau mental des comptes et décomptes. Pascal veut à tout prix que sa machine soit simple d’usage, efficace en toutes circonstances, robuste, et même esthétique. Il ne cessera de se démener pour voir son invention protégée, commercialisée, utilisée.
Laurent Lemire raconte cette histoire singulière, un peu oubliée, avec une savante légèreté et une profonde empathie. L’attrait de ce livre est d’évoquer le roman autant que l’essai, la biographie autant que la monographie. Car le journaliste, auteur d’une quinzaine d’ouvrages – un bon nombre consacré aux grandes figures et petites étrangetés de l’histoire des sciences -, a compris combien la « Pascaline » constituait une clé secrète pour entrevoir les secrets du mathématicien philosophe aussi bien que ceux de l’écrivain mystique. Quand Descartes rend visite à Pascal, en 1647, l’objet est au centre de leur conversation. La machine ne quittera plus la chambre de son inventeur. Elle va suivre, pas à pas, durant vingt ans, les parcours du génie, jusqu’à sa mort.
Car en la construisant, Pascal s’est construit lui-même. Cette réalisation devient son socle. Elle le soutient, le veille et le révèle. Elle demeure auprès de lui quand il découvre la pression atmosphérique, rédige Les Provinciales, traverse l’extase de sa « nuit de feu ». Peu importe, en fin de compte, que la brillante invention ait échoué commercialement, n’ait été fabriquée qu’à une vingtaine d’exemplaires et ne servit pratiquement à personne. Elle fit bien plus – accompagnant en sourdine, comme une basse continue, l’élaboration de toute l’œuvre, de l’Essai pour les coniques jusqu’aux Pensées.
Cette « roue de Pascal », comme on l’appelait aussi, est donc, selon les mots de Laurent Lemire, « un objet scientifique certes, mais (…) aussi philosophique et sans doute poétique également ». Chacun de ces termes peut s’appliquer également à ce livre. Il a en effet pour charme d’être à la fois documenté, aigu et rêveur.
LA MACHINE DE PASCAL
de Laurent Lemire
Grasset, 142 p., 16,50 €