Roger-Pol Droit : pourquoi le doute de Descartes n’a rien à voir avec celui des antivax
« Tout est faux » proclame cette pancarte que brandit un manifestant. Il défile, comme tous les samedis, pour dénoncer pêle-mêle la « dictature sanitaire », la « fin de nos libertés » et la grande arnaque d’une pandémie qui n’existerait que dans la propagande officielle, afin d’installer un contrôle absolu sur les populations…
« Tout est faux » veut donc dire qu’il convient de se défier nuit et jour : les médias trompent, les pouvoirs manipulent, les hôpitaux dissimulent. Dans la foulée, on demande aussitôt : qui ? Quels sont ceux qui tirent les ficelles, et tirent les profits ? Et la marée noire de l’antisémitisme se répand.
Contrairement aux apparences, cette défiance affichée, revendiquée et sans cesse exhibée n’a rien à voir avec le doute. Elle repose, au contraire, sur une conviction inébranlable. En effet, pour crier « tout est faux », il est nécessaire de se croire détenteur de la vérité, que les autres sont supposés dissimuler. Impossible de dénoncer le mensonge et de démasquer l’imposture sans être sûr de connaître la réalité.
Au coeur des controverses innombrables – et dissemblables – que suscitent vaccins, passe sanitaire, politique de santé, une grande confusion s’est instaurée au sujet du doute. On le confond avec la défiance. Au contraire, doute et défiance sont à l’opposé l’un de l’autre.
Un doute initial destiné à être levé
Bien sûr, à première vue, ils ont l’air assez proches. Quand je commence à douter – que ce soit d’un fait, d’une théorie, d’une fidélité… -, ce premier mouvement implique forcément une certaine défiance. Je ne me fie plus aveuglément à ce que je vois, à ce qu’on me dit. Prendre une distance critique, c’est toujours commencer par mettre la confiance en suspens, ne plus adhérer sans examen, sans vérification.
Mais ce doute initial est toujours destiné, autant que faire se peut, à être levé. Il constitue une méthode, pas une posture définitive. C’est le cas chez les philosophes : Socrate ébranle les pseudo-certitudes de ses interlocuteurs, Descartes invente la machine à douter ultime, avec l’hypothèse d’un « Malin génie » qui me tromperait même quand je pense calculer avec exactitude. C’est aussi le cas chez les scientifiques, qui testent des hypothèses et les mettent à l’épreuve. Chaque fois, il s’agit de dispositifs rationnels, construits pour filtrer des bribes de vérité.
Même le doute durable des penseurs sceptiques ne conduit jamais à une défiance sans appel envers tous les savoirs. L’un des plus puissants sceptiques de l’Antiquité, Sextus Empiricus, était médecin, et bon thérapeute. Le fait de douter radicalement que nous puissions atteindre une quelconque vérité ne l’empêchait en rien de discerner les traitements efficaces, et de bien soigner ses patients.
La défiance contemporaine se tient aux antipodes de cette tradition du doute, qu’il soit méthodique ou radical. Sa caractéristique : le rejet de toute confiance, non la recherche d’une vérité. « Je ne suis pas dupe, on ne me la fera pas, je résiste… » telle est la maxime de la défiance absolue. Elle se révèle inapplicable, puisqu’il devient vite indispensable d’accorder toute confiance à des informations parallèles, non officielles, pour contrer la propagande attribuée aux institutions. Quitte à perdre définitivement tout esprit critique envers les données, leurs sources, leur vraisemblance…
Le doute sert à obtenir des vérités
Voilà ce qui doit être rappelé : le doute sert à obtenir des vérités, la défiance s’emploie à les refuser. Le doute est toujours prêt à disparaître devant des faits, des preuves, des arguments, des expériences, des démonstrations. La défiance, au contraire, est une pathologie du doute, sa version cancéreuse, tenace et proliférante, qui ne s’auto-dissout en aucun cas.
Par Roger-Pol Droit Publié le 28/08/2021 à 09:00 Newsletter
Le Sept Les 7 infos qui comptent pour commencer la journée Envoyée chaque matin
« Tout est faux » proclame cette pancarte que brandit un manifestant. Il défile, comme tous les samedis, pour dénoncer pêle-mêle la « dictature sanitaire », la « fin de nos libertés » et la grande arnaque d’une pandémie qui n’existerait que dans la propagande officielle, afin d’installer un contrôle absolu sur les populations…
« Tout est faux » veut donc dire qu’il convient de se défier nuit et jour : les médias trompent, les pouvoirs manipulent, les hôpitaux dissimulent. Dans la foulée, on demande aussitôt : qui ? Quels sont ceux qui tirent les ficelles, et tirent les profits ? Et la marée noire de l’antisémitisme se répand.
Contrairement aux apparences, cette défiance affichée, revendiquée et sans cesse exhibée n’a rien à voir avec le doute. Elle repose, au contraire, sur une conviction inébranlable. En effet, pour crier « tout est faux », il est nécessaire de se croire détenteur de la vérité, que les autres sont supposés dissimuler. Impossible de dénoncer le mensonge et de démasquer l’imposture sans être sûr de connaître la réalité. La Loupe, le podcast Nouveau ! Ecoutez l’info de plus près
Le matin, dès 6h Je découvre gratuitement LIRE AUSSI >> Marie Peltier : « Contre le complotisme, c’est tout un projet politique qu’il faut construire. »
Au coeur des controverses innombrables – et dissemblables – que suscitent vaccins, passe sanitaire, politique de santé, une grande confusion s’est instaurée au sujet du doute. On le confond avec la défiance. Au contraire, doute et défiance sont à l’opposé l’un de l’autre.
Un doute initial destiné à être levé
Bien sûr, à première vue, ils ont l’air assez proches. Quand je commence à douter – que ce soit d’un fait, d’une théorie, d’une fidélité… -, ce premier mouvement implique forcément une certaine défiance. Je ne me fie plus aveuglément à ce que je vois, à ce qu’on me dit. Prendre une distance critique, c’est toujours commencer par mettre la confiance en suspens, ne plus adhérer sans examen, sans vérification.
Mais ce doute initial est toujours destiné, autant que faire se peut, à être levé. Il constitue une méthode, pas une posture définitive. C’est le cas chez les philosophes : Socrate ébranle les pseudo-certitudes de ses interlocuteurs, Descartes invente la machine à douter ultime, avec l’hypothèse d’un « Malin génie » qui me tromperait même quand je pense calculer avec exactitude. C’est aussi le cas chez les scientifiques, qui testent des hypothèses et les mettent à l’épreuve. Chaque fois, il s’agit de dispositifs rationnels, construits pour filtrer des bribes de vérité.
Même le doute durable des penseurs sceptiques ne conduit jamais à une défiance sans appel envers tous les savoirs. L’un des plus puissants sceptiques de l’Antiquité, Sextus Empiricus, était médecin, et bon thérapeute. Le fait de douter radicalement que nous puissions atteindre une quelconque vérité ne l’empêchait en rien de discerner les traitements efficaces, et de bien soigner ses patients. LIRE AUSSI >> « Une petite histoire de la vaccination en Europe (et de ceux qui s’y opposent »
La défiance contemporaine se tient aux antipodes de cette tradition du doute, qu’il soit méthodique ou radical. Sa caractéristique : le rejet de toute confiance, non la recherche d’une vérité. « Je ne suis pas dupe, on ne me la fera pas, je résiste… » telle est la maxime de la défiance absolue. Elle se révèle inapplicable, puisqu’il devient vite indispensable d’accorder toute confiance à des informations parallèles, non officielles, pour contrer la propagande attribuée aux institutions. Quitte à perdre définitivement tout esprit critique envers les données, leurs sources, leur vraisemblance…
Le doute sert à obtenir des vérités
Voilà ce qui doit être rappelé : le doute sert à obtenir des vérités, la défiance s’emploie à les refuser. Le doute est toujours prêt à disparaître devant des faits, des preuves, des arguments, des expériences, des démonstrations. La défiance, au contraire, est une pathologie du doute, sa version cancéreuse, tenace et proliférante, qui ne s’auto-dissout en aucun cas. LIRE AUSSI >> « Un terreau plus que propice : le mouvement complotiste Qanon débarque en France »
Si l’on trouve des documents compromettants chez les suspects, c’est qu’ils sont coupables de trahison. Si l’on n’en trouve pas, c’est qu’ils les ont détruits, parce qu’ils sont coupables de trahison. Ainsi raisonnait, sous Staline, la police de Beria. Telle est la logique folle de la défiance, que rien n’atteint ni n’entame.
Moralité : exerçons-nous à douter tant que nous pouvons quand c’est utile, apprenons à nous défier un temps des évidences, des dogmes, des préjugés, mais gardons-nous de tomber dans le piège d’une défiance systématique et paralysante, qui aveugle d’autant plus qu’elle s’imagine être lucide.
*Roger-Pol Droit publie le 1er octobre Un voyage dans les philosophies du monde (Albin Michel)