Pour retrouver la joie, lisez donc Spinoza !
artout, la vie reprend. Chacun renoue avec ses plaisirs habituels, ses lieux favoris, ses amis. Sous mille formes, petites ou grandes, la levée des confinements fait éprouver de la joie. Malgré tout, avec le trouble semé par le variant Delta et l’annonce d’une quatrième vague, l’inquiétude vient ternir cette euphorie. Nous voilà ballottés de l’espoir à la crainte, tremblant que ce que nous désirons n’arrive pas, espérant échapper à ce que nous redoutons.
C’est un dilemme que Spinoza connaît parfaitement, et où il peut se révéler d’un grand secours. Car il n’a cessé de combattre l’inquiétude pour atteindre la sérénité. Il s’est appliqué à fuir les fluctuations pour acquérir la stabilité. Son objectif : dissoudre les tristesses, atteindre la joie durable. Personne, dans toute l’histoire de la pensée, n’a accordé autant d’importance à la joie. Aucune philosophie, à part la sienne, ne s’est donné pour but d’élucider la joie pour mieux la rendre inaltérable. Dans le moment présent, le relire est utile. Et bénéfique.
À condition de comprendre, d’entrée de jeu, que son chemin est exigeant. Spinoza ne garantit pas le bonheur en dix leçons, trois séances de reconditionnement ou un week-end de coaching. Il ne suggère pas de « penser positif » ni de se reprogrammer pour tout voir en rose. Fausses méthodes, mais vraies arnaques, ces bonheurs sur mesure sont le fonds de commerce du développement personnel. On n’y trouve, au mieux, qu’une adaptation illusoire au monde comme il va. Au contraire, avec ce philosophe radical, il s’agit de chercher, et d’atteindre, « l’éternel et suprême bonheur », selon ses propres mots.
Qu’on lise les premières lignes de son Traité de la réforme de l’entendement. Ce début est sans doute l’une des plus belles pages de la philosophie : « L’expérience m’ayant appris à reconnaître que tous les événements ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles, et que tous les objets de nos craintes n’ont rien en soi de bon ni de mauvais et ne prennent ce caractère qu’autant que l’âme en est touchée, j’ai pris enfin la résolution de rechercher s’il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui puisse remplir seul l’âme tout entière, après qu’elle a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à l’âme, quand elle le trouve et le possède, l’éternel et suprême bonheur. » Voilà l’enjeu : la joie suprême, permanente, absolue et vraie. Rien de moins.
Or la joie, pour Spinoza, est d’abord un passage. Celle que nous éprouvons aujourd’hui à sortir des confinements et de leurs contraintes est tout à fait conforme à sa définition : « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection », écrit-il au livre III de l’Éthique dans les définitions des affects, en expliquant : « Je dis bien passage. Car la joie n’est pas la perfection elle-même. Si l’homme en effet naissait avec la perfection à laquelle il passe, il la posséderait sans affect de joie. »
Premier point à ne pas rater : la joie n’est pas un état statique, immobile. Au contraire, ce qui la provoque est toujours un mouvement d’expansion, d’accroissement, permettant d’accéder à une plus grande plénitude d’existence, à une vie plus intense. Cette « perfection » dont parle Spinoza ne signifie nullement un idéal inaccessible mais désigne ce qui est réalisé, accompli jusqu’au bout. Plus nous avons de sensations diverses, d’interactions multiples avec le monde et avec les autres, plus nous disposons de possibilités d’agir, plus notre puissance s’accroît et plus notre joie augmente.
Quitter la tristesse
Nous quittons alors la tristesse, définie par un mouvement inverse, qui fait passer « d’une plus grande à une moindre perfection », c’est-à-dire un moindre être, une diminution de notre puissance d’agir. La pandémie et son cortège de privations, d’isolements, de distanciations nous a rétrécis, amoindris, contractés. Entravés, nous avons moins vécu, avec moins de sensations, d’actions, de projets, d’idées. Moins d’horizon, et parfois moins de goût à vivre. On a vu dominer ce que notre philosophe de la joie appelle les « passions tristes ». À leur catalogue figurent peur, anxiété, découragement, dégoût de l’existence. Entre autres. Leur dénominateur commun : un mouvement de retrait, de contraction.
Voilà donc un premier enseignement, indispensable et simple : la vie triste est toujours un moins. Crispée, retenue, diminuée, elle dégage un parfum de mort. Inversement, la joie est toujours un plus. Ses synonymes sont accroissement, expansion, augmentation. Un parfum de vie l’accompagne, et la caractérise.
Se pose alors cette grande question : comment cultiver la joie pour la rendre durable, permanente et, si l’on peut dire, inoxydable ? Tâche ardue, parce que nous savons tous combien nos joies sont éphémères, fragiles, périssables. Sans cesse, Il faut les réinventer, enchaîner les plaisirs, varier les jouissances, et s’efforcer de protéger ce bonheur à éclipse des bouffées d’angoisse qui sourdent du présent, et plus encore de l’avenir. Comment pourrait-il exister une joie durable ? Une sorte de joie absolument définitive, sans fluctuations ? « Une éternité de joie continue et souveraine », selon les termes du philosophe, comment est-ce possible ?
Le problème est d’autant plus ardu que, si la joie est passage, comment peut-elle ne plus passer ? La solution qu’élabore Spinoza passe par la raison, le savoir, la pleine intensité de vie sereine et active que procure la connaissance vraie. « Quand l’âme se représente elle-même avec sa puissance d’agir, elle est joyeuse ; et d’autant plus joyeuse qu’elle s’imagine plus distinctement elle-même avec sa puissance d’agir », affirme la proposition 53 du livre III de l’Éthique. Cette joie de connaître s’autoalimente : plus elle s’installe, plus elle a tendance à croître. Spinoza insiste sur le rapport de cette joie à l’activité (elle ne dépend pas des circonstances), à l’éternité (ce qui est vrai est hors du temps), et à l’infini (« Un désir naissant de la Raison ne peut avoir d’excès », précise la proposition 61 du livre IV).
La joie de savoir, de comprendre, de connaître le monde selon sa logique interne nous fait en quelque sorte sortir du temps et nous procure une allégresse permanente, une béatitude divine, à éprouver dans la vie terrestre. Spinoza l’a recherchée. Il a prétendu l’avoir atteinte. Il écrit à Guillaume de Blyenbergh, le 28 janvier 1665 : « Le fruit que j’ai retiré de mon pouvoir naturel de connaître […] a fait de moi un homme heureux », capable de « traverser la vie non dans la tristesse et les pleurs, mais dans la tranquillité de l’âme, la joie et la gaieté. » Il écrit ces lignes à 33 ans. Au cours des années qui suivent (il mourra à 45 ans seulement), Spinoza va exposer, en rédigeant l’Éthique, son maître-livre, quelle voie doit être suivie, pas à pas, de manière méthodique, pour accéder à cette joie interminable. Elle ne ressemble pas du tout, on l’aura compris, à ce que tout le monde a en tête en parlant de joie. Un coup d’œil à la biographie du philosophe le confirme.
La vie austère d’un homme heureux
L’existence de Spinoza, vue de loin, semble dépourvue des signes habituels de la joie. Fils d’un marchand aisé de la communauté juive d’Amsterdam dont la famille est venue du Portugal en raison des persécutions, Baruch a perdu sa mère très jeune, puis sa sœur. Le peu qu’on sait de sa jeunesse le montre solitaire, plutôt renfermé. C’est un brillant élève à l’école juive, au point que ses maîtres rêvent de le voir devenir rabbin. Rien ne signale exubérance particulière ou gaieté notable.
La joie de Spinoza ne gesticule pas. Elle demeure silencieuse, intérieure, invisible. Joie de la pensée, de la recherche de la vérité, de l’exercice de la raison. Cette puissance intérieure se devine déjà au moment de son exclusion, à 24 ans, de la communauté juive. Il en est chassé avec une sévérité rarissime, au terme d’un procès instruit par ses anciens maîtres. Le motif de cette exclusion réside dans les convictions qu’il professe et refuse obstinément d’abandonner. Le détail n’est pas connu avec précision, mais il est grandement probable que sa fréquentation de différents cercles philosophiques ait éloigné définitivement Spinoza du judaïsme officiel et qu’il n’ait jamais accepté de faire amende honorable.
Cette exclusion religieuse constituait aussi, on l’oublie souvent, un bannissement économique aux conséquences sociales majeures. Celui qui en était l’objet ne pouvait plus commercer ni travailler avec aucun juif. Les autres, catholiques ou protestants, n’étaient pas enclins à donner à l’exclu de quoi vivre. Spinoza songea un moment à devenir peintre, avant de se consacrer à une activité à la fois manuelle et scientifique qui lui permit de subsister : polir des lentilles pour les lunettes astronomiques et les microscopes. À côté d’un petit atelier, une autre pièce lui servait de bureau et bibliothèque.
Vu du dehors, ce chercheur de joie parfaite semble avoir mené une fort triste existence. Pas de biens, peu de meubles, peu d’habits, un régime alimentaire si frugal qu’une demi-pinte de bière prenait des airs de beuverie. Pas de voyages ni de fêtes, de rares amis, pas de femme, aucune relation sexuelle connue avec certitude. Un refus systématique des honneurs et des postes académiques. Lorsqu’il mourut de la tuberculose, l’inventaire de son domicile confirma ce choix minimaliste.
Bien qu’il ait publié fort peu, ses manuscrits circulaient, et sa notoriété intellectuelle était déjà importante de son vivant. Six carrosses princiers suivirent anonymement son enterrement, volets clos. L’Éthique fut publiée, peu après sa mort, grâce à un généreux donateur, anonyme lui aussi (peut-être Leibniz), car ce livre, comme son auteur et toute sa philosophie, sentait le soufre. On le disait athée, immoraliste, ennemi des religions comme des monarchies. Pourtant, il ne cesse de parler de Dieu et de la vertu, mais de manière si neuve, et si paradoxale au regard des préjugés communément reçus, que tous les malentendus sont possibles.
La principale méprise concerne la joie. On peut attendre la fête et les cris, voilà qu’on tombe sur la raison et l’éternité. Et le chemin pour atteindre cette étrange merveille se révèle long et ardu. Il traverse, en fait, tout le système philosophique élaboré par Spinoza. Pas moyen de comprendre sa joie sans la mettre en perspective dans cet ensemble incomparable.
Joie passive, joie active
Car Spinoza a introduit dans la philosophie des bouleversements considérables. Si la joie peut devenir durable, et même échapper au temps, c’est que l’Éthique, au fil de sa démonstration, « à la manière des géomètres », a commencé par rendre synonymes Dieu et la Nature, rompant ainsi avec la représentation d’un Dieu séparé du monde, pur esprit. Tout est en lui, y compris nos idées et nos corps. En connaissant, nous participons à l’infinité et à l’éternité de Dieu, lequel est pour Spinoza dépourvu de volonté, de caprice et d’émotions.
En accédant à la joie de la raison, le désir, qui est « l’essence de l’homme », n’est plus façonné du dehors par les circonstances. Il s’accroît sans cesse, en désirant savoir plus encore, sans être pour autant en manque de quoi que ce soit. La béatitude du sage prend sens sur la toile de fond tendue par tout le système. Dans la perspective de Spinoza, la joie constitue l’axe central de tous les sentiments, de toutes les passions humaines, puisque la mécanique du désir est toujours enclenchée par elle. Joie, tristesse, désir suffisent pour expliquer comment s’engendrent nos fluctuations psychologiques, nos ambitions, nos conflits, nos amours et nos haines. Le philosophe insiste constamment sur le fait que toute joie est bonne, toute tristesse mauvaise, mais il met aussi en lumière, et c’est décisif, que tout dépend des représentations que nous nous faisons des situations, des personnes et des choses, plutôt que des faits eux-mêmes.
Nous cherchons ce qui est bon, nous voulons la joie du passage à plus de puissance, mais nous opérons à tâtons, en désordre, sans méthode, sans vraiment comprendre quelle joie est durable. Chacun expérimente ces moments où dominent gaieté, hilarité, exubérance. Nous vivons des joies – turbulentes ou calmes, solitaires ou en foule. Plaisirs du sexe, de la table, des parfums, de la musique ou des tableaux, vulgaires ou raffinés, peu importe.
Le fâcheux point commun de ces kyrielles de joies – d’intensité dissemblable, de qualité différente selon les tempéraments, les goûts, les situations – est qu’elles disparaissent. Elles dépendent entièrement de circonstances instables, changeantes, destinées à s’interrompre. Il faut donc sans cesse repartir à la « chasse au bonheur », comme disait Stendhal, quitte à se retrouver bredouille, parfois. Ou souvent. Parce que nous ne savons pas comment nous y prendre, ni ce qu’est vraiment la joie.
La solution proposée n’est pas le renoncement ni l’ascétisme. Il est bon de rechercher les plaisirs, les divertissements, les jouissances. Sans s’y perdre, sans s’y détruire, cela va de soi. Mais cela ne suffit pas. Car la joie qui dure sans cesse est celle que génèrent la raison, le savoir, la compréhension du monde par les vraies causes. Quitter la joie passive, dépendant des circonstances extérieures, pour la joie active de la connaissance, tel est le secret central.
Cette activité de la raison, Spinoza souligne qu’elle est libératrice : elle nous débarrasse des craintes, des superstitions, des mirages qui nous égarent. Celui qui comprend le monde en savant-et-sage (les deux ne font plus qu’un) se défait des passions tristes engendrées par les vains espoirs et les faux-semblants. Il n’est plus jamais dans la discorde ni les rancœurs. Il ne reproche plus rien au monde. Ni à Dieu-la-nature, ni à ses semblables, ni à lui-même. Pas de manque, tout est plein, achevé. Il devient possible de dire, comme Spinoza : « Par perfection et par réalité, j’entends la même chose. »
Cette voie de sagesse constitue une voie de salut, une délivrance en ce monde. Le sage vit dans la béatitude, et même dans l’éternité, à laquelle il participe par la pensée. Cette ultime étape du voyage proposé par l’Éthique, qu’expose le livre V, a fait couler beaucoup d’encre. Car la rationalité y rejoint la mystique. Spinoza n’hésite pas à écrire, par exemple, « nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels ». Il invente donc le salut par la connaissance philosophique : accéder à la joie suprême en vivant intégralement sous le contrôle de la raison.
Que pouvons-nous en retenir ?
Il est évident que parvenir à ce but ultime n’est pas donné à tout le monde. La béatitude se mérite, si toutefois elle existe. « Tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare », lit-on tout à la fin de l’Éthique. La voie est escarpée, réservée à très peu d’alpinistes.
Faut-il en rester à ce constat ? Je ne le crois pas. Même sans adhérer à la radicalité du projet de Spinoza, même si l’on doute fort que la béatitude éternelle existe où que ce soit, sur terre ou dans les cieux, ce philosophe demeure précieux entre tous pour échapper aux dépressions qui nous guettent.
Reste à trouver une ligne intermédiaire entre les charlatans qui garantissent la joie-parfaite-clés-en-main avec un petit Spinoza sans peine et l’avertissement exigeant de Spinoza lui-même, soulignant que le philosophe accompli est une rareté, le sage une exception.
Que retenir de Spinoza, pour être un peu moins stupide à défaut d’être vraiment sage ? Principalement quatre points.
1 – La connaissance est une joie parce qu’elle accroît notre puissance d’agir de manière durable et continuelle. Cessons donc de croire le savoir ennuyeux, les connaissances rébarbatives, les experts revêches. Savoir plus, c’est vivre plus, telle pourrait être la maxime à retenir et à mettre en pratique.
2 – Cette joie de la raison et des idées vraies favorise la concorde entre les esprits. Ce qui compte, ce sont les arguments, les démonstrations, la puissance de la logique et non la véhémence des cris ou la violence des injures. Une vérité mathématique est la même pour tous. Il s’agit de tendre vers ce modèle partout où c’est possible.
3 – Cette joie nous fait vivre une forme d’éternité, parce que les vérités ne sont pas périssables. Dans le temps de l’éphémère et des doctrines jetables qui est le nôtre, ce rappel à la stabilité du vrai n’est pas inutile. Il fait contrepoids aux tourbillons des erreurs.
4 – Cette joie de la connaissance fait s’évanouir les terreurs et les craintes engendrées par l’ignorance. Face à la marée montante des haines, des préjugés, des exclusions, face au retour en masse des superstitions, des fantasmes d’apocalypse et des délires de fin du monde, le recours à la raison permet d’être moins aveugle, moins crédule et donc moins faible.
Voilà pourquoi les chemins de Spinoza, même suivis modestement, restent des chemins de joie.