Musk, Bezos… »Une extraordinaire captation personnelle des visions du progrès »
Depuis des années, Roger-Pol Droit* interroge dans ses ouvrages notre rapport au progrès, et s’efforce de replacer les ruptures technologiques dans une perspective historique. Il décrypte pour nous les fantasmes et les angoisses de l’époque, et souligne ce qui distingue les rêves de Leonard de Vinci des projets fous qui fleurissent aujourd’hui.
Dans Humain, l’enquête philosophique que vous avez publiée en 2012 avec Monique Atlan, vous aviez choisi d’éclairer les mutations de notre époque, en interrogeant des dizaines de chercheurs impliqués dans des innovations technologiques majeures, appelées à bouleverser nos vies. En neuf ans, diriez-vous que le panorama a changé ?
Roger-Pol Droit Dans l’ensemble, les grands traits du paysage sont demeurés les mêmes. Mais ils se sont accentués. La prise de conscience des contraintes écologiques s’est intensifiée, les découvertes se sont multipliées, et la pandémie, bien sûr, a perturbé économies et systèmes sociaux. Ce qui est frappant, aujourd’hui, c’est cette conviction tenace d’être au bord d’une rupture imminente. « Un autre monde arrive » : cette annonce prophétique réitérée habite quantité de discours, parfois opposés. Bientôt, dit-on, les ordinateurs seront infiniment plus intelligents que nous, nous pourrons augmenter nos capacités mentales et notre durée de vie, nous serons en mesure de déboguer l’ADN, nous irons sur Mars, nous nous déplacerons à toute vitesse sans dégrader la planète… Ces changements sont présentés comme certains, et comme tout proches. Inéluctablement, demain matin, le paradis sera sur terre. Ou l’enfer, car ceux qui annoncent l’apocalypse, le grand effondrement, la fin du monde, la disparition de l’humanité dans une spirale de cataclysmes, de famines et de guerres sont pris dans cette même logique de prophétie assurée. Les signes sont seulement inversés : au lieu de l’expansion sans fin, la catastrophe sans issue. Mais tout fonctionne selon le même mouvement d’annonce d’une rupture radicale, inévitable et prochaine. L’idée que le monde soit toujours le même, l’humanité identique, et le cours des choses immuable devient irreprésentable et indicible. Et cette grande rupture, cette « disruption », comme on dit désormais, enthousiasme ou effraie tout à la fois.
Question difficile, parce que plusieurs fils s’entremêlent. D’une part, ce sentiment global de catastrophe imminente ou bien l’espoir de voir s’instaurer un ordre absolument nouveau habitent plus fortement certaines époques que d’autres. D’autre part, chaque grande innovation technique – écriture, imprimerie, vapeur, numérique… – engendre la crainte que le monde se trouve désorganisé, voire saccagé, par cette intervention humaine inédite. Enfin, nous nous sommes accoutumés à l’idée d’une accélération fantastique de l’Histoire, qui nous incite à penser que notre monde peut devenir absolument différent en quelques années, au maximum quelques décennies. L’étrangeté singulière de notre époque est de cumuler et de combiner ces différentes dimensions. Confrontés à de nouveaux millénarismes, qui prédisent la transfiguration du monde ou sa déflagration, nous constatons que la puissance réelle des techniques est sans commune mesure avec ce que l’Histoire a pu connaître, et que le monde où nous vivons désormais n’est plus du tout celui où nous avons passé notre enfance… Toute la difficulté, dans ce paysage complexe, est de parvenir à discerner entre représentations imaginaires et effets réels, peurs anciennes et possibilités nouvelles, alors même que tout se trouve intriqué dans les propos et les informations.
Le foisonnement de projets, la compétition effrénée entre milliardaires et les sommes astronomiques en jeu donnent le vertige : y a-t-il eu des périodes comparables, par leur démesure, dans l’histoire de l’humanité ?
La démesure n’est pas une invention nouvelle ! Les Grecs de l’Antiquité nommaient hubris cette propension à s’affranchir de toute limite, à se croire tout-puissant, semblable aux dieux, et à oublier notre condition humaine. Ce qui est très nouveau, en revanche, à cette échelle, c’est la rencontre, et même la fusion, entre des fantasmes visionnaires personnels, une puissance financière colossale et des possibilités techniques sans précédent. Qu’ont en commun ces figures dissemblables que sont Elon Musk, Jeff Bezos, Bill Gates, Peter Thiel et quelques autres ? Tous ont fait d’immenses fortunes, en une vingtaine d’années, en promouvant avant les autres des innovations inconnues des générations précédentes. Ce sont de grands patrons, des hommes d’entreprise, qui disposent de budgets largement supérieurs à ceux des Etats, sans pratiquement avoir de comptes à rendre sur l’emploi qu’ils veulent en faire. Ils ont réussi par l’innovation. Ils croient désormais pouvoir changer le monde et réaliser leurs rêves, en agissant par leurs propres moyens. Ce qui est véritablement inédit, c’est donc une sorte de privatisation, une extraordinaire captation personnelle des visions relatives au progrès, à l’utopie et à l’avenir de tous. Au lieu d’une aventure collective, on trouve des décisions individuelles. Au lieu d’un horizon forgé en commun pour le bien de l’humanité, ce sont des initiatives solitaires, aux conséquences potentiellement immenses.
Quelles différences, au fond, entre les projets fous d’un Léonard de Vinci et ceux d’un Musk ou d’un Bezos ?
Les machines de Léonard étaient pour la plupart des rêveries d’ingénieur, des esquisses de projets plutôt que des constructions réalisables. Une part de cette dimension imaginaire persiste encore dans les projets actuels : beaucoup existent avant tout sur le papier (ou plutôt à l’écran) et assez peu dans les usines et les laboratoires. Toutefois, la vraie différence me paraît être dans ce que j’appellerai, faute de mieux, la « privatisation fusionnelle » des utopies, leur retour sur investissement. Les mécènes de Léonard ne se mêlaient presque pas de ses projets et se contentaient de payer. Nos milliardaires sont en même temps mécènes et créateurs. Ils veulent tenir tous les rôles à la fois : concevoir, financer, réaliser, superviser, labelliser… Ils désirent en même temps le rêve et la technique, le contrôle et la gloire, la rentabilité et l’imagination.
Le fil rouge d’un grand nombre de projets, c’est la volonté de dépasser nos limites (spatiales, corporelles, cognitives). Peut-on dire que cette quête caractérise l’être humain depuis ses origines ?
Explorer, découvrir, voyager, conquérir sont des constantes humaines. Mais, en ce qui concerne les limites, il en va différemment. Pour s’en tenir à la culture européenne et occidentale, on peut distinguer, schématiquement, trois grands moments. Le temps du respect des limites correspond à l’Antiquité grecque et romaine. Elle s’applique à les construire et les valorise. Elle considère les limites comme des conquêtes et non des contraintes, attitude qui marque aussi tout le Moyen Age. Avec la Renaissance, les grandes découvertes et le passage « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre d’un classique d’Alexandre Koyré, s’ouvre la modernité. Le dépassement des limites devient alors le mot d’ordre : expansion industrielle, invention constante de « nouvelles frontières » à rejoindre et de nouveaux records à battre, recherche sans fin de profits à étendre… Mais cette course pour aller toujours au-delà suppose encore de marquer les limites, non de les gommer toutes. Depuis la fin du XXe siècle, une nouvelle période s’ouvre, marquée à la fois par une tendance sans précédent à effacer purement et simplement les limites, au profit d’un monde fluide, indifférencié, mêlant sans distinction homme et machine, homme et nature, homme et animaux… et par la tendance opposée, qui tente de réinscrire à toute force des limites rigides, étanches, autoritaires, comme le montrent aussi bien les populismes que l’écologie punitive. Monique Atlan et moi avonsanalysé cette crise contemporaine dans Le sens des limites, paru cetteannée.
Ce dossier fait la part belle aux géants américains de la tech. Retrouve-t-on le même rapport au progrès dans d’autres cultures, en Chine ou en Inde, par exemple ?
Là encore, tout dépend de la perspective historique que l’on considère. L’Occident est effectivement marqué par une fascination pour la nouveauté. « Vous autres Grecs, vous êtes toujours neufs » fait déjà dire Platon à un prêtre égyptien. Si on compare l’attitude des philosophes européens à celle des philosophes indiens ou chinois, on constate aisément que les premiers prétendent toujours inventer du nouveau, introduire une rupture, même quand ils se contentent de repeindre des idées anciennes. Les seconds, à l’inverse, affirment poursuivre la tradition, continuer comme avant, même quand ils inventent des concepts inédits. Mais cela n’est plus valable dans le monde technologique, soumis aux mêmes normes et aux mêmes compétitions dans toutes les régions du monde. La mondialisation est une occidentalisation, du moins en surface. Les tensions multiples existant sous cette pellicule mériteraient analyses, mais ce serait une autre histoire…