LE TEMPS MANQUE ? IL EST À PRENDRE !
« Je n’ai pas le temps… » Cette phrase archi-courante, banalissime, se révèle truffée d’énigmes dès qu’on s’y arrête. Pour vivre, en effet, nous ne possédons que du temps. Comment pouvons-nous donc cesser d’avoir ce qui nous appartient et nous constitue ? « Je n’ai pas le temps » fait office de piètre excuse, signifiant : « Ah, je voudrais bien (te voir, te répondre, participer à tes projets, accepter ton invitation…) – mais je ne peux pas ». Il serait plus honnête de dire : « J’ai mieux à faire, je choisis d’utiliser mon temps autrement », mais ce serait rude. Alors on soutient que l’on vit en régime pressé, que toutes nos heures sont déjà prises. Souvent, d’ailleurs, nous finissons par le croire vraiment, convaincus d’être dépossédés du contrôle de nos journées, qui seraient happées, intégralement, par les autres et leurs exigences – travail, transports, courses, enfants, etc.
De toutes les interrogations, celles qui portent sur le temps, sa nature et ses représentations, sont philosophiquement les plus cruciales et les plus indécidables. Concernant le temps objectif des sabliers et des horloges, le temps subjectif des attentes et des projets, le temps culturel et les conceptions propres à chaque civilisation, tout semble avoir été dit… Ce flot n’a pas découragé Pascal Chabot, qui porte aujourd’hui, sur ces questions tant débattues, un regard neuf, soutenu par un style limpide. Plutôt que d’opposer temps cyclique et temps linéaire, comme il est classique de le faire, il choisit d’emblée les faire converger en choisissant l’image de la spirale, combinant avancée constante et retours répétitifs.
Ce n’est pas, et de loin, la seule originalité du dixième essai de ce philosophe, professeur dans la principale école de journalisme de Belgique. Mine de rien, depuis bientôt vingt ans, il construit une œuvre à la fois accessible et originale. Depuis La philosophie de Simondon (Vrin 2003) jusqu’au récent Traité des libres qualités (PUF, 2019), il ouvre allègrement des chemins qu’on aurait tort de négliger. Cette fois, il esquisse quatre grandes figures, quatre schèmes de représentations du temps qui ont scandé l’histoire. Le Destin correspond aux conceptions des Anciens : tout est réglé, écrit, fixé d’avance, et l’avenir n’invente rien, il se borne à révéler. Le Progrès s’élabore avec les Modernes : l’avenir est ouvert, ne dépend que de nous, et s’annonce meilleur que le passé, si nous œuvrons efficacement. Notre époque a inventé l’Hypertemps (immédiateté, accélération, omniprésence du chronomètre dans un présent permanent et numérisé) et aussi le Délai (effondrement, catastrophe et fin des temps seraient pour bientôt… et le compte à rebours inexorable serait lancé).
A ces figures, le philosophe propose d’ajouter, comme nouvelle issue, celle de l’Occasion, qui réhabilite et réactualise l’idée grecque antique du kaïros – moment opportun, instant propice pour agir. Si nous voulons échapper aux cataclysmes annoncés, il nous reste bien des marges d’action, des fenêtres à ne pas rater. Finalement, au lieu de croire que notre temps est entièrement « pris », que tout est verrouillé, il serait sage de garder en tête que le temps est à prendre, autant qu’à laisser, selon les aléas des circonstances et les priorités de nos désirs. « Chronosophie » serait le nom de cette sagesse temporalisée.
AVOIR LE TEMPS
Essais de chronosophie
de Pascal Chabot
PUF, 210 p., 17 €