NE CONFONDONS PLUS INNOVATIONS ET PROGRÈS !
Tout nouveau, donc tout beau ! Le plus souvent, la nouveauté semble parée de toutes les vertus. Du moins en Occident, où chacun s’emploie à faire croire qu’il invente, même quand il ressasse. Longtemps, l’Orient fit l’inverse : même s’il rompait avec la tradition, tout auteur proclamait s’y inscrire. Aujourd’hui, une fièvre d’innovations permanentes accapare tous les aspects de notre existence. Ruptures partout – techniques, médicales, musicales, gastronomiques… Elles transforment nos existences, nos écrans, nos conceptions, triomphent dans les entreprises, bouleversent les organisations, institutions et pratiques sociales.
Mais pour quel bien ? Avec quelles conséquences ? Vers quelle démesure ? Ou en revanche selon quelle éthique possible ? Telles sont les questions, difficiles mais cruciales, posées par le philosophe Thierry Ménissier dans Innovations, essai dense et très informé. De manière éclairante, il démêle l’amalgame abusif existant dans nos représentations communes entre « innovations » et « progrès ». Comme si tout ce qui change était nécessairement mieux. Or on ne peut superposer exactement le grand mythe historique du Progrès, plutôt mal en point, et l’intense foisonnement de créations, inventions et disruptions, désormais en pleine effervescence, qui lui a succédé. Et l’a remplacé, en le déplaçant.
L’axe de cette réflexion consiste à considérer l’actuel empire du nouveau comme « paradigme » à part entière, conception dotée d’une cohérence interne, et non comme collection disparate de faits singuliers. Thierry Ménissier discerne dans cette omniprésente innovation – souvent « sauvage », toujours « ambiguë » – une dimension « anti-progressiste ». C’est le déclin du Progrès, et non sa pérennité, qui ferait régner la rupture à tout prix, devenue unique et ultime ressource, impératif absolu.
Analyse d’autant plus intéressante qu’elle ne se borne pas à être descriptive. Le philosophe pose les jalons d’une « éthique de l’innovation », esquisse les éléments d’une philosophie politique pour sociétés innovantes, en demandant quelles nouveautés sont positives, acceptables, socialement bénéfiques – et à quelles conditions. Rien de simpliste dans ces propositions. Y dominent, au contraire, un refus des pseudo-fatalités, un sens de l’action concrète au sein de situations complexes. Peut-être est-ce dû à la connaissance que Thierry Menissier, professeur à l’université de Grenoble, a de Machiavel, dont il a traduit et commenté Le Prince, et de la philosophie politique de la Renaissance, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages avant de se préoccuper, depuis une dizaine d’années déjà, des questions soulevées par les innovations.
Ce qui frappe, dans ce travail, ce sont la densité, l’ampleur de vues, et une documentation vaste et précise. En témoignent, par exemple, les 25 pages de bibliographie. On y voit, comme au fil du texte, d’Alembert croiser Amartya Sen, Jacques Ellul voisiner avec Aristote, Bruno Latour saluer Dante. Sans doute faut-il ajouter, pour tout dire, que ce n’est pas un ouvrage léger. Lecture attentive exigée. Rien de fort difficile d’accès, mais rien non plus qui veuille séduire. Importante et subtile, l’analyse doit se mériter, au prix d’un peu de ténacité. Mais, à tout prendre, ceci n’est pas nouveau.
INNOVATIONS
de Thierry Ménissier
Hermann, « Philosophie », 274 p., 19 €