« Les Deux Cultures », de Charles Percy Snow
ENTRE SCIENCES ET LETTRES, LA FRACTURE ?
Un an tout juste après l’émergence de la pandémie, des vaccins sont disponibles. L’exploit scientifique, technique et logistique est sans précédent. La défiance qu’il suscite, l’incrédulité qu’il rencontre sont, elles aussi, sans équivalent. On voit ainsi des chercheurs criant victoire et des gens hurlant au désastre. Curieux contraste, étrange fracture, qui rappellent nombre d’autres malentendus ayant scandé ces dernières décennies. Ils ont confirmé que les sciences ne soulèvent plus l’enthousiasme. L’espoir a laissé place à la menace. Des laboratoires sortirait le danger, plutôt que le salut.
Les raisons de ce grand revirement, multiples et complexes, ne se ramènent certes pas à une cause unique. Malgré tout, on ferait bien de ne pas oublier que le profond divorce des formations entre scientifiques et littéraires n’y est pas pour rien. Il y a longtemps que biologistes, physiciens, chimistes et autres restent souvent enfermés dans leur spécialité, sans comprendre qu’existent d’autres sensibilités, d’autres références que les leurs. Inversement, la plupart des intellectuels ne jurent que par la littérature, l’histoire, la philosophie ou le droit, sans rien savoir qui vaille, en général, des questions et méthodes des sciences.
Autrement dit, chacun parle sa langue et ne voit le monde que selon ses catégories. Sans comprendre celles des autres. Très peu sont bilingues. Cette méconnaissance partagée engendre l’incompréhension réciproque, bientôt le mépris respectif. Ses effets sont l’inefficacité et le conflit. Voilà ce que disait déjà, en 1959, Charles Percy Snow (1905-1980), dont on doit lire avec attention Les Deux Cultures (Pauvert, 1968), que réédite à propos Les Belles Lettres.
Un personnage intéressant
Ce fut une des conférences les plus célèbres du XXe siècle. Prononcée à Cambridge, elle a fait le tour du monde, suscité débats et polémiques, avant de tomber dans un relatif oubli. Son auteur est un personnage intéressant : spécialiste de la spectroscopie de l’infrarouge, il fut aussi romancier. Bilingue science-littérature, Charles Percy Snow s’est également illustré dans l’effort de guerre britannique contre Hitler, assez intensément pour que le régime nazi le mît dans la liste des 2 300 personnes à arrêter en priorité si les troupes allemandes envahissaient le Royaume-Uni. Après guerre, il fut anobli par la reine. Ce fut également un virtuose des phrases-chocs et des formules bien senties.
On reproche aux scientifiques leur inculture ? Ils ignorent Shakespeare (ajoutez Homère, Hegel, etc.) ? Mais qui donc, parmi « intellectuels littéraires » et gens bien éduqués, saura exposer des connaissances élémentaires de physique, comme le second principe de la thermodynamique, les définitions de la masse ou de l’accélération ? Ces remarques de Snow n’ont cessé d’être commentées, prolongées, critiquées, de Stephen Jay Gould (1941-2002) à William Marx, en passant par Simon Critchley. Les relire à la lumière de notre époque importe, car elles touchent encore, en dépit des évolutions qui ont eu lieu, aux cursus scolaires, aux conflits d’opinion, à la gouvernance par temps de crise. Lire aussi (2011) : Des artistes, « M. Jourdain » des neurosciences ?
Sans oublier, évidemment, l’action internationale. Au sein des « trente glorieuses », Snow avait perçu une inquiétude sous l’expansion triomphante. Etat de siège, son texte de 1968, à découvrir, se termine par ces mots : « La paix. Manger. Pas plus d’humains que la Terre n’en peut supporter. Telle est la cause. » What else ?