« La Grèce hors d’elle et autres textes », de Nicole Loraux
Mine de rien, elle a défriché de nouveaux chemins dans une contrée que l’on croyait pourtant arpentée déjà en tous sens. Quel territoire, en effet, historiens, philosophes, linguistes, mythologues et autres ont-ils plus minutieusement labouré que l’Athènes de l’Âge classique ? Pas une tragédie, pas une institution, pas un événement ou une notion ne semblait avoir échappé au tamis des experts. Jusqu’à ce que Nicole Loraux (1943- 2003) vint bousculer le paysage, en faire saillir des traits inaperçus, en posant aux vénérables Anciens des questions inédites. A sa manière, savante et décalée, subtile et drôle, discrète d’abord, avançant sans tapage, elle détraqué, peu à peu, nombre de représentations habituelles.
L’historienne, matinée d’anthropologue et de psychanalyste, a subtilement transformé, au fil d’un quinzaine de livres, notre regard sur les Grecs. Proche de Pierre Vidal-Naquet, de Jean-Pierre Vernant et de Marcel Detienne, tout en s’éloignant d’eux plus d’une fois, Nicole Loraux a su discerner chez les Athéniens des émotions insoupçonnées, en étudiant les larmes des guerriers. Elle a mis en lumière la place du féminin dans la Cité, en scrutant notamment Les mères en deuil (Gallimard, 1990). Plus encore, elle a fait saillir le rôle constitutif du conflit, de la dissension (que les Grecs nomment stasis) au cœur de la vie politique (La Cité Divisée, Payot, 1997).
Virtuose de l’anachronisme bien tempéré, Nicole Loraux a expérimenté de multiples allers-retours entre réalités antiques et questions contemporaines, cherchant à les éclairer les unes par les autres. Son activité foisonnante ne s’est pas limitée à ses livres, cours et séminaires à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. S’y sont ajoutés quantité d’articles, conférences et interventions, aujourd’hui rassemblés (à l’exception des entretiens dans la presse) dans un imposant volume de quelques 900 pages.
On y retrouve, avec bonheur, tous les thèmes de sa pensée, approfondis sous des angles spécifiques : le deuil et ses expressions singulières, la démocratie et les modalités de son pouvoir, le statut du récit chez les historiens antiques, à commencer par Thucydide – qui, rappelle-t-elle « n’est pas un collègue… » Son ton est à nul autre pareil. Mais aussi sa méthode, fort singulière. Celle-ci entrelace, en permanence, détails microscopiques extraits des archives et réflexion d’ensemble sur nos représentations des Anciens. Plus que tout autre, Nicole Loraux fut attentive aux manières dont les questions de notre temps tantôt voilent et tantôt décapent telle ou telle réalité antique.
On ne saurait oublier combien sa fin silencieuse a été teintée d’héroïsme tragique. Victime d’un très grave accident en 1995, cette femme de parole est demeurée immobile et aphasique, quoique parfaitement lucide, avant de réapprendre peu à peu, au fil des ans, à se mouvoir et à parler, avec le soutien constant de son mari, le philosophe Patrice Loraux. Publié en 2001, L’aphasie et le jeu de mots, un des derniers textes de cet ensemble, transmet quleques éclats, étranges et fulgurants, de ce cheminement souterrain. L’essentiel n’en demeure pas moins inaccessible. Parce que la « blessure du langage », comme elle dit, est sans fin. Voilà qui pourrait bien ressembler à une méditation inattendue sur l’écriture. Décidément, il faut se méfier des historiens.
LA GRÈCE HORS D’ELLE ET AUTRES TEXTES
de Nicole Loraux
Klincksieck, « Critique de la politique », 898 p., 55 €