« Les Lumières à l’âge du vivant », de Corine Pelluchon
Les Lumières sont-elles mortes, ou à rénover ? Dans le premier cas, le monde mental construit par Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu et tant d’autres aurait définitivement fait son temps. La vision de la connaissance, de la rationalité et du progrès développée chez les encyclopédistes et leurs alliés serait passée et dépassée. Leur confiance envers la science et la civilisation aurait définitivement sombré avec la Shoah, le Goulag et Hiroshima. Comme l’ont montré Theodor Adorno et Max Horkheimer, loin d’être un rempart contre la barbarie, le règne de la raison a débouché sur inhumanité, totalitarismes et massacres.
Et si, au contraire, les Lumières, comme attitude, pouvaient être encore être salvatrices ? A condition de le rénover, leur projet intellectuel, social et politique, fondé sur les concepts de liberté, d’égalité, d’émancipation, d’autonomie pourrait se révéler plus indispensable que jamais. Pour peu que nous nous donnions les moyens de les passer au crible, et de les réajuster sans les dénaturer, les Lumières devraient modeler ce monde nouveau où nous sommes, dominé par le souci de la nature, l’attention au vivant et au corps vulnérable, la prise de parole des femmes, la prise en compte de l’altérité.
Telles sont, en bref, les points de départ du nouvel essai de Corine Pelluchon, Les Lumières au temps du vivant, douzième ouvrage de cette philosophe dont l’endurance dans l’analyse de fond n’est pas la moindre qualité. Il y a longtemps que pareille rénovation théorico-politique la préoccupe : une de ses premières publications, consacrée à la pensée de Leo Strauss, avait pour sous-titre Une autre raison, d’autres Lumières (Vrin, 2005). Depuis, Corine Pelluchon s’est affirmée, à travers de multiples analyses et interventions, comme une intellectuelle engagée dans les luttes pour un changement radical de société.
Cette mutation – la philosophe écarte le terme de révolution, trop guerrier, trop ancien monde… – nous ferait passer du « schème de la domination » au « schème de la considération ». Schème signifie ici, en simplifiant, le modèle mental organisant toutes les représentations et actions d’une société. Rendre les Lumières vivantes, ce serait donc les faire changer de repère, pour voir ce qui tient et ce qui doit être transformé. Il s’agit, si l’on ose dire, de jeter l’eau du bain (rationalité froide, exploitation effrénée des vivants comme des ressources naturelles, universalité abstraite) sans pour autant jeter le bébé (autonomie des individus, égalité dans la différence, universalisme respectueux des différences). Critiquer les Lumières pour mieux les raviver, tel est le projet d’ensemble.
Dans le détail, le résultat est riche d’aperçus, de propositions, et de ferveur. Corine Pelluchon contribue à l’effort conceptuel qu’exigent les défis de l’époque, conciliation des libertés et des contraintes écologiques n’étant pas le moindre. Toutefois, la présence continue de partis pris constitue le talon d’Achille de son entreprise. Car tout y repose, finalement, sur des affirmations tenues d’emblée pour évidentes : démocratie et capitalisme incompatibles, néo-libéralisme synonyme de catastrophe inéluctable, rupture avec le vieux monde seule voie de salut. Ce sont là des articles de foi, à proprement parler. Des croyances, non des faits. Comme telles, ces convictions sont respectables. Mais nul n’est tenu de les partager.
LES LUMIÈRES À L’ÂGE DU VIVANT
de Corine Pelluchon
Seuil, « L’ordre philosophique », 328 p., 23 €