« Rhétorique. Ecrits philologiques, tome X », de Nietzsche
L’ÉLOQUENCE, GRANDEUR ET DÉCADENCE
« Il n’est rien pour quoi les Grecs se soient donné une peine aussi obstinée que pour l’éloquence. » Ainsi parlait Nietzsche. Il soulignait combien, plus que tout autre peuple, les Grecs de l’Antiquité crurent en l’efficacité des mots, scrutèrent de tous côtés leurs pouvoirs. De l’épopée à la philosophie, de la tragédie à la politique, chaque parole, dans leur imaginaire, possédait une puissance propre. Et donc des effets, que ce fût sur les dieux, les hommes ou le cours de l’histoire.
« Une prétention des plus démesurées »
Les discours permettaient tout : créer des mirages, émouvoir et persuader des auditeurs, emporter des décisions au tribunal comme à l’assemblée. Mais aussi inventer des beautés nouvelles, acquérir des connaissances, scruter des vérités immuables. Aux êtres parlants, rien d’impossible. Telle a été, durant des siècles, l’intime conviction de ce peuple de paroles.
Nietzsche insiste : c’était là « une prétention des plus démesurées », une « évaluation totalement excessive de la parole oratoire ». Mais les conséquences qui en ont découlé furent uniques. Aucune autre culture – sauf celle de l’Inde – n’a exploré si minutieusement les techniques de la rhétorique, les logiques de l’argumentation, les procédés du style. De Périclès à Cicéron, de l’Athènes classique à la Rome républicaine et bientôt impériale, un même élan s’est transmis, avant de finalement décliner. Dans l’Antiquité tardive, les discours d’apparat se sont multipliés, les artifices aussi, les routines plus encore. L’éloquence a donc fini par grimacer, par se crisper en parade de demi-habiles aux ficelles usées.
Intuitions vertigineuses
Le texte de Nietzsche qui retrace ainsi l’aurore, l’essor et le crépuscule de la rhétorique antique s’intitule Histoire de l’éloquence grecque. Inédite jusqu’à présent en français, cette fresque se révèle d’autant plus passionnante que c’est la seule où le philosophe ait suivi de bout en bout la courbe entière d’une culture, de ses prémices à son affaiblissement. Ces quelques dizaines de pages, tour à tour savantes et fulgurantes, se lisent encore avec profit pour apprendre qui furent les grands orateurs grecs. Mais c’est évidemment à Nietzsche, à son acuité, à ses intuitions vertigineuses, que l’on s’attache avant tout.
Certes, ce sont des notes de cours, mais si bien rédigées qu’elles forment un livre. On ne sait pas avec certitude si Nietzsche a effectivement prononcé ce cours à Bâle en 1874, mais il constitue une pièce maîtresse de l’ensemble qui réunit son enseignement sur la rhétorique, pour former le tome X de ses Ecrits philologiques, tous traduits, annotés et présentés avec exactitude par Anne Merker, doyenne de la faculté de philosophie de l’université de Strasbourg, spécialiste à la fois de la pensée grecque et de la philosophie allemande contemporaine. Pour ranger les douze volumes prévus, il faudra attendre. En effet, le tome VIII, consacré à Platon, fut en fait le premier de la série à être publié, en 2019. Ce tome X est la deuxième publication.
Pas besoin d’être « nietzschéen », si toutefois cette étiquette a un sens, pour voir que ces volumes renferment des trésors, et que les raisons de s’y intéresser sont multiples. Ces centaines de pages inédites explorent en effet l’héritage crucial du monde antique, mêlent savoir de première main et interprétations bousculant la tradition. Elles furent rédigées, avec précision et avec fièvre, par l’esprit européen le plus agile, sans doute le plus inventif, des Temps modernes. Ces livres s’adressent aux amis de l’histoire, à ceux de la littérature, à ceux des idées. Ils sont édités avec un soin exemplaire, traduits avec minutie, annotés en détail… Que faut-il de plus ?