« A la recherche de l’autre temps », de Daniel Sibony
CONJUGUER TOUS LES TEMPS
« Le » temps n’existe pas. Dissemblables, disparates, les temps constituent une foule hétéroclite, du moins au premier regard. Chacun sait, sans trop vouloir y penser, combien le temps des horloges n’est pas celui que nous éprouvons. Une série de temps calculables est explorée par les physiciens, mathématiciens et savants. Une autre se voit cultivée par les artistes, musiciens, peintres, poètes. D’autres temps encore appartiennent aux voyageurs, manageurs, comptables. Le temps des historiens n’est pas celui des philosophes, qui se distingue du temps des psychanalystes. Sans oublier les temps des mythes, des religions, des politiques…
C’est pourquoi les discours innombrables tenus sur le temps demeurent séparés les uns des autres. En fin de compte, qu’il s’agisse de votre temps, du mien, de celui de nos voisins, nos collègues ou nos concurrents, la course de chacun se poursuit, semble-t-il, dans des couloirs parallèles. Pourrait-on tenir ensemble ces fils disparates, tenter de les entrecroiser ? Daniel Sibony s’y emploie, brillamment, dans son nouvel essai, A la recherche de l’autre temps.
Chimères défuntes
Certes, son singulier parcours lui en donne les moyens. Mathématicien de formation, philosophe par vocation, psychanalyste de profession, lecteur de la Bible en hébreu et du Coran en arabe, il a expérimenté et distingué assez d’approches du temps pour tenter de les conjuguer. Mais c’est aussi un écrivain. Au lieu d’un traité du temps et d’un exposé théorique aride, Daniel Sibony propose, en 47 courtes méditations, une suite d’études et variations, presque au sens musical du terme.
Les résumer en quelques lignes étant mission impossible, on se contentera des axes principaux. Au point de départ, ce constat : le temps unique, universel, est une chimère défunte. Dès que deux choses sont séparées, distantes, elles ne sont plus synchrones. On le sait depuis Einstein, mais on oublie. Or il suffit, deux montres étant posées sur une table, d’en mettre une au sol pour qu’elles soient en décalage d’un milliardième de seconde. Voilà pourquoi, rigoureusement parlant, nous ne sommes jamais exactement dans le même temps que les autres. Bien entendu, personne ne s’en aperçoit.
Actes créateurs
Mais Daniel Sibony en tire quantité de conséquences intéressantes, en conjuguant ce constat à nos ressentis et à nos représentations, principalement celles de l’origine, de la durée, des successions et transmissions. Tout se passe, finalement, comme si le temps se déployait partout sur deux plans : l’un monotone, mécanique, où défilent les instants les uns après les autres, l’autre « fibré », inventif, créateur, personnel, imprévisible. « L’autre temps, dit-il, c’est le temps qu’on peut faire émerger » – des souvenirs, des désirs, des rêves, des actes créateurs. Les siens, pas ceux de tous.
Rejoindre ce temps autre, le gagner « comme un naufragé gagne la rive » est l’ultime conseil – exercice à pratiquer par chacun, selon ses moyens et son désir – prodigué par cet essai polyphonique. On y croise, entre autres, Bach, Proust et Picasso, Freud et Baudelaire, sans oublier le vieillissement, la fin de l’analyse, la Genèse, Héraclite et la Nadja de Breton. Sous ce foisonnement, une réflexion subtile se déploie. Alors que les incertitudes de l’heure nous portent à redevenir attentifs au temps, à l’avenir, à la complexité du présent, voilà qui n’est pas à négliger.