« Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? », de Pierre Bayard
LE FAUX NOUS EST INDISPENSABLE
Il est mal de mentir, certes. Les contre-vérités ont des effets néfastes, c’est entendu. Rétablir les faits, effacer les fables, dissiper les illusions, voilà qui est utile et vertueux… tout le monde en convient. Et pourtant, à force de traquer tellement les « fake news », de systématiquement pourchasser les trucages, de démonter les mythes avec obstination, ne risquons-nous pas d’y perdre ? Un monde tout entier véridique, vérifié, objectivé, garanti sans mensonges, ne serait-ce pas, en fin de compte, un monde sans littérature, sans philosophie, sans imaginaire ?
Ces interrogations constituent l’arrière-plan du nouvel essai de Pierre Bayard. Maître du paradoxe et de l’érudition littéraire pince-sans-rire, le professeur de littérature à l’université de Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, qui est également psychanalyste, montre en effet qu’à force d’exiger la vérité, nous nous exposons à perdre les fictions et leur fécondité. Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? vient clore une trilogie entamée avec Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Minuit, 2007) et poursuivie avec Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? (Minuit, 2012).
Chaque fois, à travers une série d’exemples littéraires précis, exposés et scrutés en détail, se déploie une défense et illustration de l’impérieuse nécessité de fabuler, d’inventer des paysages, des récits, des faits et des mondes. Tous faux, en un sens, oui. Mais sans lesquels nous ne serions sans doute ni heureux ni humains. « L’être humain, plus encore qu’un être de langage, est un être de récit, qui éprouve le besoin profond de créer et d’entendre des fictions », conclut Pierre Bayard au terme d’un parcours dans une douzaine de savoureux dossiers.
Fictions qui surent séduire
On y croisera, entre autres, le scandale provoqué par la fausse autobiographie de Misha Defonseca, Survivre avec les loups (Robert Laffont, 1997), les inexactitudes et mensonges de John Steinbeck à propos de son célèbre voyage à la découverte des Etats-Unis (Voyage avec Charley, Phébus, 1995), la correspondance que Saint-John Perse a forgée de toutes pièces pour le volume que « La Pléiade » lui a consacré (1972), sans oublier le pays de Cocagne maoïste décrit avec lyrisme par Maria-Antonietta Macciocchi dans De la Chine (Seuil, 1971). Chaque fois, rien de ce qui était décrit n’existait. Et des chicaneurs rabat-joie prirent un malin plaisir à dénoncer le trompe-l’œil. Mais on ne saurait oublier, insiste Pierre Bayard, que ces fictions non seulement surent séduire mais nous apprennent beaucoup sur les mécanismes de l’imaginaire, et même sur le réel.
La démarche devrait donc s’étendre au-delà des fictions littéraires. Pierre Bayard suggère d’y inclure les sciences humaines et plaide sans vergogne pour un « droit à la fabulation ». On pourrait ajouter que les philosophes, eux aussi, se sont fait, de longue date, une spécialité de parler de faits qui ne se sont pas produits. On n’aura que l’embarras du choix. Quand Platon décrit par le menu l’Atlantide et son organisation, quand Thomas More peint la vie quotidienne des Utopiens, quand Hobbes et Rousseau s’opposent sur les modalités de la vie à l’état de nature, quand Schelling retrace les « âges du monde »antérieurs à la Création, que font-ils donc, comme cent autres, sinon scruter attentivement des chimères ?
Faudrait-il donc fermer les abattoirs à « fake news » ? Et ouvrir de grands élevages de coquecigrues ? Trouver un équilibre, forcément instable, serait une meilleure piste.