« Le Plaisir effacé. Clitoris et pensée », de Catherine Malabou
AVEC LE CLITORIS POUR GUIDE
Finis, les temps obscurs ? Terminés, les grands silences, la domination, l’écrasement du féminin ? On le croirait, en voyant combien la parole des femmes s’est libérée, comment leurs mœurs ont changé, à quel point les représentations collectives se sont transformées. Et pourtant, partout dans le monde, des excisions continuent par millions, et le désir sexuel demeure largement conçu sur un modèle unique. D’autre part, entre mille exemples, il faut savoir que l’anatomie du clitoris figure dans nos manuels scolaires, mais depuis… 2019 !
Ainsi, globalement, désir et plaisir féminins constituent toujours, selon le mot célèbre de Freud, un « continent noir ». Somme toute, « tout a changé » et « rien n’a changé ». C’est ce que souligne la philosophe Catherine Malabou dans son nouvel essai, Le Plaisir effacé. Sa réflexion trouve son point de départ dans ce double constat : discours et actions des multiples féminismes ont bouleversé le paysage et multiplié les perspectives ; malgré tout, les chapes de plomb de l’ignorance, les méconnaissances et les errements persistent massivement. Dans cette tension, cet équilibre instable, il s’agit d’avancer vaille que vaille.
Avec le clitoris pour guide, si l’on ose dire. Catherine Malabou rappelle quelles interrogations très diverses gravitent autour de cet organe dont la nature et la fonction sont jugées énigmatiques. Supposé ne servir « à rien », dans la mesure où il sert « seulement » au plaisir – donc à tout… –, il semble continûment être ou trop ou pas assez, en excès ou en défaut, source de jouissance démesurée ou bien pénis estropié. Sa relation au vagin, incomprise, donne naissance aux mythes de leur opposition ou de leur hiérarchie, de l’évolution normative d’un archaïsme clitoridien vers une maturité vaginale, source d’innombrables divagations.
Un croquis subjectif de la pensée contemporaine
Dans un style limpide, concis, la philosophe esquisse, en brefs chapitres, une série de variations et perspectives dessinant finalement un croquis subjectif de la pensée contemporaine, où l’on retrouve bon nombre de ses lacunes comme de ses avancées. On croise notamment les « nymphes » idéales et asexuées des poètes et philosophes (de Boccace à Agamben, sans oublier la Nadja de Breton). On suit les débats autour de la sexualité féminine de Freud à Irigaray, en passant notamment par les divergences et convergences entre Beauvoir, Dolto et Lacan. Ne sont pas omises les analyses plus récentes concernant les transgenres et la « multiplicité des clitoris » qui est supposée découler de l’abandon de la binarité sexuelle…
Professeure à l’université de Kingston (Royaume-Uni) et à l’université de Californie à Irvine, Catherine Malabou a cheminé, au fil d’une quinzaine d’ouvrages, de Hegel à une pensée de la plasticité qui l’a conduite à des travaux sur le cerveau aussi bien que sur la relation du féminisme à la politique. Les pages les plus personnelles de cet essai expliquent comment ont évolué, dans sa propre existence, pensée et sexualité. L’intéressant, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’une affaire privée. Parti de « ce concentré de testostérone catégoriale qu’est le discours philosophique traditionnel », son parcours débouche aujourd’hui sur une mise en cause de la puissance, et l’horizon d’une « an-archie », une absence de principe sans chaos. « La défaite de la domination est un des plus grands enjeux de notre temps. »