« Durer », de Pierre Caye
Changer d’idées, pour que dure le monde
Comment produire ? Selon quelle perspective concevoir le travail ? De quelle manière envisager la technique ? Ces interrogations sont désormais vitales. Elles n’engagent plus seulement confort ou prospérité, mais bien, à terme, la survie de l’humanité. Pourtant, elles demeurent tragiquement sans solution. D’un côté se poursuivent l’innovation sans frein, le culte de la rupture et de la destruction créatrice. De l’autre s’affirment le développement durable, la transition agricole, la lutte contre le réchauffement climatique global. Les discours s’affrontent. Presque rien ne change, dans la réalité des faits.
Avec un courage qui pourrait sembler téméraire, le philosophe Pierre Caye s’est donné pour tâche de trouver une issue conceptuelle à cette impasse. Il propose aujourd’hui, sous le titre Durer, une profonde réorientation de nos manières de penser. Premier constat : la question du temps est cruciale. Il faut impérativement le concevoir comme « à construire, à se donner », plutôt qu’à subir. L’histoire humaine, dorénavant, n’aurait d’horizon qu’à cette condition : élaborer nous-mêmes la continuité du temps, la tenir, la transmettre de génération en génération.
Sur cette toile de fond, Pierre Caye élabore trois mutations indispensables pour que le développement durable prenne sens et débouche sur des transformations effectives. D’abord, « patrimonialiser » – c’est-à-dire considérer la nature et les créations humaines comme autant de trésors à préserver, même si en découlent d’éventuelles limites au droit de propriété. Ensuite, penser le travail humain sous l’angle de la « maintenance » – lui faire assurer continuités, réparations, entretiens, plutôt que modifications et destructions. Enfin, concevoir la technique dans son ensemble comme « protection » de l’humanité plutôt que menace ou domination.
Sources classiques et exigences d’avenir
Directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’humanisme et des sources antiques de la culture européenne, Pierre Caye prolonge et approfondit, avec cette ambitieuse élaboration, la démarche entamée dans ses derniers ouvrages, Critique de la destruction créatrice et Comme un nouvel Atlas (Les Belles Lettres, 2015 et 2017). On y retrouve, encore amplifiée, son impressionnante capacité à mettre en relation sources classiques et exigences d’avenir. En effet, Sénèque, Proclus, Kant ou Hegel ne sont pas ici des références académiques ou décoratives, mais bien des leviers pour démonter les pièges où s’empêtrent quantité d’analyses contemporaines. Car Pierre Caye a lu aussi, et de fort près, les plus récents travaux d’économistes, climatologues ou experts en écologie et les passe au crible de sa critique.
La démarche est donc rigoureuse, cohérente et globalement convaincante. Rares sont les réflexions qui conjuguent ainsi ampleur, exactitude, nouveauté et enjeux vitaux. En recommander la lecture est une évidence. Reste à savoir comment le fait de modifier les idées peut transformer effectivement les conduites. Ce n’est ni évident ni assuré. Certes, concevoir autrement le capital, le travail et la technique pourrait métamorphoser durablement le monde. A condition que ces bouleversements conceptuels ne soient pas qu’une affaire entre philosophes. Mais par quels chemins pareil changement de perspective pourrait-il se diffuser, s’ancrer, convaincre et finalement devenir actif ? Cela reste à résoudre.