« Philosopher à 20 ans », sous la direction de Ronan de Calan
« Le jeune homme et le vieillard doivent philosopher l’un et l’autre », souligne Epicure l’ancêtre, dans sa célèbre Lettre à Ménécée. Les Grecs, en effet, débattent intensément de l’âge convenable pour s’adonner au jeu des idées. Simple exercice de jeunesse, destiné à laisser vite la place aux occupations sérieuses ? Activité récapitulatrice, supposant expériences et maturité, donc réservée aux plus âgés ? A moins qu’il ne faille considérer la philosophie, comme le suggère Socrate, comme une activité permanente. En ce cas, elle serait, d’un côté, indifférente aux âges de la vie et, d’un autre côté, pratiquée diversement selon le poids des ans.
Encore faut-il se souvenir de la marche de l’histoire, des âges successifs de la société, des mutations économiques, techniques, sociales, politiques… Tout cela transforme les perspectives de la pensée et les questions qu’elle rencontre. « La jeunesse », dans l’Athènes de Périclès, n’est pas celle de la Sorbonne en 2020 – on aurait honte de le rappeler si cette évidence ne se trouvait trop souvent oubliée. Comment pensent, aujourd’hui, des étudiants philosophes ? Quels problèmes les préoccupent ? Quelles notions les intéressent ?
On trouve des éléments de réponse dans les textes suscités et rassemblés par Ronan de Calan, maître de conférences à l’université Paris-I-Sorbonne. Ces huit études de cas montrent tout autre chose qu’un sondage ou une enquête. On y trouve des esprits aux prises avec leur époque, avec ses obsessions et ses fantasmagories, et qui s’interdisent les généralités pour préférer des analyses précises et informées.
Passionnante expérience
Trois femmes et cinq hommes, qui ont achevé leur licence de philosophie, examinent ainsi tour à tour des questions liées aux représentations des autres (le « racisme primaire » existe-t-il ?, le jeune Pierre Bourdieu ne plaque-t-il pas, sur la révolution algérienne, des schémas encore ethnocentrés ?, à quoi servent les tests ADN récréatifs ?), des interrogations générées par les mutations du politique (fin des partis, tirage au sort, abandon du concept de souveraineté), des impasses créées par les angoisses de l’heure (la collapsologie est-elle la fin du monde ou celle de la pensée ?, comment sortir du dilemme « craindre la technique ou la révérer » ?).
L’expérience s’avère non seulement réussie, mais passionnante. Car on entend des voix neuves et rencontre des réflexions qui se cherchent. Fini les généralités et les surplombs, voilà qui est heureux. Ces études confirment, comme le souligne Ronan de Calan, que la philosophie se sait désormais le plus souvent dépendante – d’une science, d’un domaine de savoir, d’un état de la recherche… Confirmé également : « la crise » se décline en une multitude de registres et de récits distincts. En revanche, il paraît bien excessif d’imaginer que pareille tentative fasse avancer, peu ou prou, on ne sait quelle révolution. Il suffit largement que des réflexions s’enclenchent.
Parmi ces huit étudiants, l’un n’a plus 20 ans depuis longtemps. Il est né en 1950. Voilà qui est voulu, assumé, et vaut d’être noté. Il se pourrait donc qu’Epicure ait toujours raison. Ou qu’étudier soit rajeunir. Ou bien que les générations soient des façons de parler autant que des faits biologiques. Ou encore qu’on n’ait que l’âge de ses idées, plutôt que celui de ses artères.