« L’Ere de l’individu tyran », d’Eric Sadin
TOUS DESPOTES ET SOLITAIRES ?
De plus en plus ingouvernables. De plus en plus violents, en paroles et en actes. De plus en plus aigris, vindicatifs, revanchards, en même temps que souverainement capricieux et autocentrés. Ainsi deviennent… qui donc ? Certains de nos contemporains ? Nous tous ? Et pourquoi, selon quel processus ? Voilà qui demeure opaque.
Certes, cent constats convergents disent le discrédit des politiques, la défiance envers les autorités, les experts et les pouvoirs. D’autre part, chacun constate que se multiplient les infox, et que montent les complotismes. Enfin, presque tout le monde est immergé dans le numérique, les réseaux sociaux, les connexions permanentes. Mais quel est au juste le rapport entre ces différentes faces du présent ? Comment s’articulent, si c’est le cas, smartphones omniprésents et esprits à cran ?
« Primauté de soi »
Eric Sadin pose ces questions. Il y répond de manière documentée, et surtout convaincante, dans L’Ere de l’individu tyran. Spécialiste de l’emprise des écrans sur nos vies – auteur depuis 2009 de six essais remarquables, consacrés au renforcement récent des sociétés de contrôle et à la « silicolonisation du monde » (L’Echappée, 2016) –, il change cette fois d’angle d’analyse. Au lieu de poursuivre sa « critique de la raison numérique », il scrute la récente métamorphose psychique des individus, accompagnée et intensifiée par l’addiction au digital.
Mettant en perspective l’évolution économique et sociale des dernières décennies, Eric Sadin explique comment les horizons communs sont entrés en crise, évincés peu à peu par la « primauté de soi », qui finit par devenir dictatoriale. En effet, l’ancien individualisme, hérité de Locke et des Lumières, était borné par les droits des autres, les solidarités organisées, les horizons du progrès. Les promesses du libéralisme se révélant trompeuses, l’impasse politique a favorisé le cocooning, le repli sur l’intime. Et quand les smartphones, applis et réseaux ont rencontré cette émancipation imaginaire, alors le psychisme des contemporains s’est embrasé.
« La guerre de tous contre tous »
Frustré et dépossédé, chacun se croit « augmenté », se rêve « surclassé », s’imagine omnipotent, comme en apesanteur. Le nouvel individu, en tapotant sur l’écran tactile, transmet ses ordres, donne son avis, publie ses fêtes intimes ou ses émotions de l’instant. Invisible et négligeable, il se croit unique. Dépossédé, il se croit maître absolu. Incapable d’influer vraiment sur le cours du monde, il vocifère avec virulence. Entre impuissance réelle et toute-puissance imaginaire, le choc génère des haines, des injures, et déjà des tueries.
« Il est probable qu’un fascisme d’un nouveau genre émerge dans les années post-coronavirus », conclut Eric Sadin. Ce ne serait plus celui d’un Etat despotique, mais « un fascisme individuel atomisé ». Ces nouveaux tyrans, isolés en masse, si l’on ose dire, détachés de toute obligation partagée, obsédés par l’obligation hallucinée de se faire justice eux-mêmes, sont en passe d’instaurer la « guerre de tous contre tous », dont la société a longtemps tenté de sortir.
Ce diagnostic est si noir qu’on aimerait qu’Eric Sadin eût tort. Existe-t-il encore des chemins pour tisser de nouveaux récits collectifs, restaurer des horizons communs, des solidarités ? Personne ne le sait, même si beaucoup l’espèrent. Quoi qu’il en soit, voilà un essai à lire d’urgence.