le Covid-19 nous empêche-t-il vraiment de vivre ?
Protéger la vie, tout le monde est pour. Unanimement, nous partageons la conviction qu’il faut le plus possible la préserver, la prolonger, l’améliorer. Alors, où s’enracinent les querelles qui aujourd’hui déchirent l’opinion en profondeur ? Dans les divergences au sujet de la « vraie vie ».
Ceux qui insistent sur la vie biologique et organique mettent l’accent sur la condition nécessaire de toute existence. A l’évidence, puisque sans organisme qui fonctionne, plus rien ne subsiste. Mais cette condition nécessaire se révèle vite insuffisante pour que la vie soit humaine, pleine et vraie.
Car la vraie vie exige bien plus que la survie physiologique et le fonctionnement des organes. Il lui faut des paroles et des actes, des désirs et des plaisirs, des relations, du collectif, des découvertes, des projets… Sans cette multitude de sensations et de pensées, la « vraie vie » n’existe pas.
Les débats autour du Covid-19 – soumission ou rébellion, conduites à tenir, mesures à prendre – réactivent sans le savoir des interrogations explorées depuis l’Antiquité. De Socrate à Nietzsche, ou de Jésus à Lénine, la réflexion sur la vie qui vaut d’être vécue a sans cesse taraudé philosophes, mystiques et militants. La vraie vie fut tour à tour contemplation des idées, offrande de soi aux autres, création fulgurante ou lutte pour la fin des servitudes. Entre autres… Jusqu’à récemment dans un livre de François Jullien, qui définit la vraie vie comme rupture avec toutes les routines et la nomme « décoïncidence » (*).
« La question clef demeure : qu’est-ce qui vaut plus que la simple survie ? »
La question clef demeure : qu’est-ce qui vaut plus que la simple survie ? En d’autres termes : à quoi doit-on, s’il le faut, sacrifier le reste ? La justice, pour Socrate, plutôt que la domination égoïste ; le salut éternel, pour Pascal, plutôt que les hochets de la réussite ; la société sans classes, pour Marx, plutôt que la perpétuation de l’exploitation…
Des dilemmes analogues se retrouvent aujourd’hui. Sauf qu’il s’agit, cette fois, de décider qui l’on sacrifie. En dénonçant la dictature sanitaire, en défendant les libertés de l’individu contre la souveraineté de l’Etat, en donnant la priorité au sauvetage de l’économie, on choisit, qu’on l’assume ou non, une hécatombe d’existences vulnérables.
Où donc est la vraie vie ? Dans la précaution solidaire, la rigueur distanciée, le choix de préserver à tout prix le plus de vies possible ? Dans la fête, la recherche d’intensités, le défi à la mort, la traversée du hasard ? Plus encore : est-ce de ma vie qu’il s’agit, et d’elle seule ? Ou bien aussi de celles des autres, et de notre interdépendance ?
Jusqu’à présent, l’horizon idéal se situait ailleurs, au loin. « La vraie vie est absente mais nous sommes au monde », dit Rimbaud. Pour faire advenir la vraie vie, on sacrifiait souvent sa propre existence. Va-t-on, désormais, sacrifier celles des autres, pour boire un verre en dansant ?
La pandémie constitue bien, comme je le crois, une expérience philosophique profonde et durable parce qu’elle nous confronte, sans répit, à des faits minuscules recélant des interrogations infinies. Personne ne sait ce qu’est « la vraie » vie. Il appartient à chacun d’en décider, d’assumer ses choix, à ses risques et périls et… à ceux des autres. Et si c’était cela, une navigation en alerte dans le brouillard, la vraie vie ?