« Le Deuil de la littérature », de Baptiste Dericquebourg
ADIEU PHILOSOPHIE, LITTÉRATURE, CULTURE…
Heureusement, il existe encore des esprits passionnés. Ardents, fervents, authentiques. Donc déçus par le cours du monde, écœurés de la veulerie triomphante. Ils refusent pourtant de plier, d’oublier, de faire comme si désirer comprendre était une illusion risible, comme si rêver d’écrire n’était qu’une maladie infantile. Constatant ce que sont devenus université, recherche, édition, médias…, leur colère est grande, radicale, impitoyable. Juger d’emblée cette fureur excessive, avec une sorte de condescendance désabusée, serait leur faire offense. Mieux vaut, d’abord, écouter.
Baptiste Dericquebourg appartient à cette espèce rare. De lui, on sait seulement qu’il a 33 ans, est normalien, et vient de publier un court et virulent essai, Le Deuil de la littérature. Ce texte laisse deviner la trajectoire de l’auteur, d’abord enthousiasmé par les promesses de la philosophie. Examiner sa vie, forger des concepts, simplement penser, comme on peut, par soi-même mais avec rigueur et cohérence, ce vieux projet dessiné par Socrate et sans cesse réactualisé a captivé le jeune homme, comme tant d’autres au fil des siècles. Et qu’a-t-il trouvé, dans les classes, les amphis, les institutions ? Rien que des commentaires qui s’entreglosent, des carrières bâties sur du semblant. Au lieu d’un exercice de la pensée ouvert, actif et vivant, des murs de marginalia empilés. De quoi fuir !
Situation sans issue
La littérature, alors ? Le salut par l’écriture, et ce grand désir de ne plus seulement parler des œuvres, fussent-elles géniales, mais d’en produire à son tour, fussent-elles modestes. Là aussi, hélas, il apparaît vite que les jeux sont faits, les circuits balisés. Fabrication et consommation de romans et autres créations se révèlent façonnées entièrement par le marché. Situation sans issue, car ce qui fait mine de résister à la marchandisation lui appartient encore. Conclusion : il faut faire aussi son deuil de la littérature…
Et d’ailleurs de la culture, et de tout ce qui s’y agite en vain. Il conviendrait de dire adieu, une bonne fois pour toutes, à ces mascarades innombrables que peuplent bonnes intentions, belles valeurs et grandes vertus. Elles croient tenir bon, préserver l’essentiel, préparer des jours meilleurs. Elles ne font que tourner en rond, perpétuer l’imposture, bloquer les issues.
Le constat est rude. Sa radicalité ne manque ni de justesse ni de démesure. Car il reste évidemment possible, pour qui le veut, quelle que soit la dureté des temps, de fréquenter par soi-même, en solitaire, les grandes œuvres de la philosophie et de la littérature, et d’en faire un usage personnel, ou même collectif. C’est d’ailleurs vers l’horizon d’une pratique collective que Baptiste Dericquebourg oriente ses préconisations.
Car, finalement, il n’a pas choisi le silence, l’exil ni la réclusion. Il plaide au contraire pour des actions créatives, productrices, où l’on s’exercerait ensemble à penser comme à produire des textes. Ce qui supposerait de réhabiliter la rhétorique, dans ce qu’elle a de fécond. Ces diverses propositions exigent d’être précisées et clarifiées. En particulier, on peut s’étonner que le simple recours au référendum d’initiative citoyenne promu par les « gilets jaunes » suffise à cette réappropriation de la pensée et de la parole espérée par l’auteur.
Moralité : les esprits passionnés n’ont pas raison en tout. Mais, quand ils donnent de la voix, leur qualité s’entend.