« Dictionnaire amoureux de Montaigne », d’André Comte-Sponville
MONTAIGNE, UNE LECTURE TOUJOURS AMICALE
C’est un ami qui aide à vivre. « Du fait qu’un tel homme a écrit, en vérité on a plus de plaisir à vivre sur la terre », déclare Nietzsche à propos de Montaigne – alors qu’il serait difficile d’en dire autant de Platon, Kant ou Hegel. Quatre siècles et plus se sont écoulés depuis la rédaction des Essais, mais leurs lecteurs toujours y rencontrent un homme, souvent un frère. Chacun ne cesse, avec Montaigne, de trouver matière… à quoi, au juste ? A penser, sans doute, mais sans gravité. A douter, bien sûr, mais sans drame. A « s’éjouir », surtout, en épousant heure par heure, avec son singulier mélange d’attention aiguë et d’abandon nonchalant, cet étrange métier de vivre – imprévu, fluctuant, vivace.
C’est ce que confirme à sa manière le philosophe André Comte-Sponville dans son Dictionnaire amoureux de Montaigne. Rarement un volume de cette belle collection aura si bien mérité son titre. Certes, il existe déjà un savant Dictionnaire Montaigne, riche d’une centaine de collaborateurs, sous la direction de Philippe Desan (Garnier, 2007), et des bibliothèques de commentaires, gloses et points de vue sont à disposition. Mais ce qui prime, chez Comte-Sponville, c’est d’abord la ferveur. Elle habite et nourrit cette vaste conversation avec le gentilhomme d’Eyquem. Avant tout, ce Dictionnaire… montre qu’avoir fréquenté Montaigne toute une vie n’émousse pas l’étonnement, n’atténue pas le plaisir.
Ni l’amitié. Pas l’amitié mythique de Montaigne et La Boétie – qui est réelle, évidemment, mais aussi mise en scène, presque « surjouée », par eux-mêmes. Plutôt celle d’un lecteur philosophe, qui veut partager ce qui lui paraît sonner si juste chez cet alter ego toujours en équilibre entre jadis et à présent. On lira donc ces centaines de pages, dépourvues de lourdeurs, comme une approche, à la fois pédagogue et subjective, de l’univers de Montaigne.
Convergences et divergences
La plupart des entrées sont judicieuses, les citations sont très nombreuses, le tour des grandes questions est assuré, de « Montaigne philosophe ou non ? » à « Montaigne sage ou pas ? », en passant par les incertitudes impossibles à lever, notamment sur ses croyances religieuses.
Exercice d’admiration, d’initiation et de partage, ce livre est aussi, çà et là, exercice d’explication, au sens d’altercation, de confrontation. Loin de se contenter d’exposer Montaigne, et de donner allègrement envie de le fréquenter, André Comte-Sponville s’emploie à dialoguer avec cet ami absent-présent auquel il doit tant. Cette dette première « ne supprime pas, entre lui et moi, de nombreux désaccords », écrit le philosophe. La liste des convergences et divergences – façon « Montaigne et moi » – n’est pas des plus modestes, et ne constitue pas le meilleur de ce beau dictionnaire. Ceux qui apprécient l’auteur y retrouveront, au fil des pages, ses partis pris concernant le désespoir, le bonheur, la sagesse, la médecine, le suicide, la vieillesse ou le Covid – entre autres.
Resterait à chercher si être amoureux de Montaigne ne rendrait amoureux de soi-même. Cela n’a rien d’impossible, au contraire, puisque les Essais incitent à cultiver « l’amitié que chacun se doit », et rappellent combien « de nos maladies, la plus sauvage, c’est de mépriser notre être ». Ensuite, évidemment, c’est une question de mesure.