« La Montagne », de Jules Michelet
MICHELET ET NOUS FACE AU MONT BLANC
Né sous la Révolution, en 1798, mort en 1874, sous la IIIe République, Jules Michelet incarne à lui seul le XIXe siècle, dans ce qu’il a de meilleur comme d’insuffisant. Elu au Collège de France en 1838, destitué par l’Empire en 1852, le « pape de l’histoire » est l’auteur d’une œuvre colossale, avec pour piliers Histoire de France et Histoire de la Révolution française. Mais s’en détachent également bien des titres isolés et qui se lisent encore, comme La Sorcière ou La Bible de l’humanité. En revanche, on connaît bien peu la série de livres qu’il consacra à la nature et qui furent des succès en leur temps, L’Oiseau, L’Insecte, La Mer… Et l’on ignore tout à fait La Montagne, publié en 1868, à la fin de sa vie. C’est un tort.
Aujourd’hui réédité, ce texte étonnant vaut d’être découvert. Après plusieurs saisons de marche, de col en col, avec sa femme, aux alentours de Chamonix, en Engadine, au Léman, dans les Pyrénées, l’historien célèbre la montagne, tour à tour « initiation », « médecine », « société », « religion »… Mais d’abord énigme, physiquement éprouvée. De tous les sommets approchés ou entrevus, décrits ou magnifiés au cours de ces périples, se détache le mont Blanc. Il sidère l’historien-marcheur, qui consacre à « cet illustre solitaire dont la tête domine l’Europe » les quatre premiers chapitres de son livre, magnifiant « le grand ermite », invoquant ses secrets, le mystère de cette présence où se juxtaposent proximité et lointain, insurmontable étrangeté.
Question de sensibilité, d’époque, d’écologie,
Dans cette prose généreuse et surannée, ce qui intéresse le plus n’est pas directement la montagne, mais plutôt l’histoire des regards sur la nature. Précisément, la rencontre troublante de l’intemporel et des circonstances. Les lieux que décrit le texte existent encore, les noms sont les mêmes, les paysages aussi. Le mont Blanc qu’a contemplé Michelet semble à peu près identique à celui que nous voyons – du moins de loin. Pourtant, presque rien de ce que dit ce grand auteur ne peut être dit aujourd’hui. Affaire de style, de rhétorique, de vocabulaire – sans doute. Mais pas seulement. Question avant tout de sensibilité, d’époque, d’écologie, de changement de regard.
Ce qu’incite à méditer cette lecture, c’est donc que la nature est en un sens toujours la même, comme réalité rencontrée, et toujours autre, comme objet de discours, de savoir et de rêverie. Une réflexion que permet de poursuivre la nouvelle collection des éditions du Pommier, dont le Michelet est un des quatre premiers volumes. Les trois autres, à des titres divers, ne sont pas moins intéressants, puisqu’on y trouve une brochette de géants : le naturaliste Buffon et ses animaux sauvages, le géographe libertaire Elisée Reclus en Sierra Nevada, le génial Alexander von Humboldt explorant steppes et déserts.
La collection s’intitule « Les pionniers de l’écologie », et sa fréquentation est à recommander, d’autant plus que les volumes sont d’un prix fort abordable. Toutefois, ces auteurs et leurs textes ne me semblent pas attirants parce qu’ils seraient pionniers de quoi que ce soit. A mon humble avis, c’est l’inverse. Il faut les lire comme des témoins de discours disparus ou en voie de disparition. Des vestiges d’autres regards et discours sur la nature que les nôtres. Pas des précurseurs, mais des dinosaures. Jurassic Park plutôt que le Futuroscope.