Sagesses antiques, banc d’essai
A quel sage faut-il se vouer ? Quel style de vie pourrait-on adopter, en parcourant le catalogue des écoles disponibles ? Va-t-on suivre les règles strictes de purification de Pythagore, rechercher la paix de l’âme et du corps avec Epicure ? Ou plutôt se barricader avec les Stoïciens, s’aguerrir avec les Cyniques ? Tout laisser flotter, avec Pyrrhon et les sceptiques ? Ces questions se posaient, concrètement, dans l’Antiquité, à qui voulait devenir philosophe. Choisir la philosophie, en ces temps-là, ne signifiait ni s’engager dans une filière universitaire, ni faire telle carrière ou tel travail purement conceptuel. Il s’agissait de transformer son existence, pour se guérir du malheur, mettre un terme à ses errances. Et l’offre de remèdes était abondante.
L’excellent Lucien de Samosate, grand ancêtre de Voltaire et Diderot au temps de Marc-Aurèle, a mis en scène plus d’une fois les hésitations des aspirants à la sagesse au moment de s’engager. Avec humour et ironie, tendresse et vacherie, sans oublier l’acuité du style. Autant de traits que l’on retrouve aujourd’hui chez Ilaria Gaspari, dans le magnifique et surprenant petit livre intitulé Leçons de bonheur. Dans le chaos du XXIe siècle, une jeune femme tente l’expérience de vivre, pendant un mois et demi, chaque semaine, du matin au soir, selon les préceptes d’une école antique différente.
Ce pourrait être un de ces innombrables ouvrages-catastrophes que les ravages du développement personnel nous ont infligés depuis tant d’années déjà. Quand on lit « Leçons de bonheur », on craint le pire. Et le sous-titre ne rassure pas. « Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie » laisse augurer conseils sirupeux, recettes foireuses et grosses ficelles. Or c’est tout l’inverse, et une vraie joie ! Des pages aiguës, incisives, à la fois savantes et drôles. Diplômée de l’Ecole Normale de Pise, un des hauts lieux des études grecques en Europe, Ilaria Gaspari lit les Anciens dans le texte et connaît les exégètes. Mais elle est aussi romancière, auteur notamment de l’Ethique de l’Aquarium (Editions de Grenelle, 2017), et avant tout inventive.
A côté de préceptes bien connus, on découvre à quel point quantité de directives des chercheurs de sagesse sont étranges, risibles ou absurdes, du moins au premier regard. « Ne ramasse pas ce qui est tombé », décrète Pythagore. Ilaria Gaspari découvre que passer l’aspirateur n’est pas interdit… Elle ôte ses lentilles pour mieux voir le monde incertain, flou, impossible à décider, à la manière des sceptiques. Elle découvre avec Zénon d’Elée que le temps est un collier de perles plutôt qu’un fleuve, chaque instant dans sa plénitude succédant à un autre, évanoui. Pour vivre comme les cyniques, elle scrute le comportement des chiens dans la rue. Ces exemples ne donnent qu’un pâle et faible image d’un texte savoureux.
Car tout tient à l’écriture. Qui n’est évidemment pas celle d’un manuel ni d’une recherche érudite. Et pas non plus celle d’un stupide recueil de savoir vivre heureux. Ilaria Gaspari joue, se moque, devient sincère, se raconte, ruse, feint, s’approche de ses modèles sans quitter son temps ni son style. Elle sait que les philosophes sont des expérimentateurs d’existence, et que la seule façon de penser vivant, c’est le style.
LEÇONS DE BONHEUR
Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie
(Lezioni di felicità : Esercizi filosofici per il buon uso della vita)
d’Ilaria Gaspari
Traduit de l’italien par Romane Lafore
PUF, 204 p., 15 €