Contre le chaos, le scintillement des mots
Il existe un phénomène Andrea Marcolongo. Il y a quatre ans, le nom de cette jeune femme était inconnu. Pas tout à fait : quelques étudiants italiens admiraient une frêle silhouette blonde qui leur enseignait le grec ancien, de rares journalistes politiques savaient qu’une plume agile et fort jeune écrivait les discours de Matteo Renzi. Cela ne faisait quand même pas grand monde. Le succès foudroyant de La langue géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec a tout changé. Publié en italien chez Laterza en 2016, quinze fois réédité, vendu dans son pays à plus de 200 000 exemplaires, cet essai, savant et vivant, a rencontré un succès mondial en une vingtaine de langues. Parue en 2018 aux Belles Lettres, sa traduction française fut elle aussi un best-seller.
Qu’ont donc découvert ces très nombreux lecteurs ? Un mélange singulier de savoir exact et de ferveur poétique, bizarre alliance de connaissances objectives – donc austères, et usuellement ennuyeuses – et de confidences personnelles, à l’enthousiasme contagieux et à la parole authentique. Avec bonheur, Andrea Marcolongo a su faire de la grammaire une affaire émouvante, prenante et personnelle. Elle sait aussi rendre les Anciens familiers, vivants, pétris de grandeur et d’humanité, pour mieux nous inviter à vivre à leur hauteur. Ce qu’a confirmé son deuxième essai, La part du Héros (Les Belles Lettres, 2019), où elle a relu les Argonautiquesd’Apollonios de Rhodes, pour en tirer cette leçon : l’amour, forçant à larguer toutes les amarres, fait de chacun un héros… jusque dans ses naufrages.
On retrouve les mêmes qualités dans ce troisième livre, consacré aux étymologies d’une centaine de termes-charnières de nos existences. Conviction centrale de la philologue-poète : les mots des humains donnent naissance à leur pensée, leur vie, leur réalité. Tout est flou et confus s’ils sont imprécis. Tout est affaibli s’ils sont sans force. Au contraire, dès qu’ils sonnent juste, le monde, les actes, les gens et les choses redeviennent authentiques et puissants. C’est pourquoi il faut décaper les mots, les restaurer, à vif, sous la gangue du temps et l’indifférence de l’oubli. Afin de se mettre à parler pleinement.
99 termes sont ainsi rendus à leur éclat natif, pour que chacun s’en saisisse. De « Chaos » à « Langage », en passant notamment par « Feu », « Vie », « Ingénu », « Jalousie » ou « Montgolfière », ils sont répartis, en neuf chapitres… par couleur. Car l’antique découpage chromatique des Grecs – qui ne recouvre pas le nôtre – préside, poétiquement, aux regroupements de ces promenades. Pas à pas, on y fera bien des découvertes : « bizarre » provient d’un bruit d’insecte qui pique, « simple » désigne ce qui n’est plié qu’une seule fois, « orient » et « occident » nomment en fait deux versants de soi-même. Remarques érudites, intuitions intimes tantôt se juxtaposent, tantôt se confondent, entre quelques candeurs naïves et nombre de subtiles fulgurances.
En fait, le phénomène dont nous parlons n’est ni affaire de mode ni d’engouement pour les Anciens. Au rayon étymologie, on se souviendra que le verbe grec phaïnomaï – d’où vient notre vocable « phénomène » – signifie d’abord « scintiller » – comme soleil en Méditerranée, éclats multiples de lumière apparaissant-disparaissant sur l’eau. L’écriture d’Andrea Marcolongo possède cette faculté. Voilà pourquoi elle attire l’attention. Et la fixe.
ÉTYMOLOGIES
POUR SURVIVRE AU CHAOS
(Alle fonte delle parole. 99 etimologie che ci parlano di noi)
d’Andrea Marcolongo
Traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier
Les Belles Lettres, 334 p., €