Entretien paru dans Sud-Ouest sur « Entre parenthèses »
Virus, lutte des âges, angoisse, espoir : les réflexions philosophiques de Roger-Pol Droit
Par Benoît Lasserre
Publié le 22/05/2020
Le philosophe et écrivain Roger-Pol Droit a tenu, avec sa compagne Monique Atlan, son journal de bord du confinement. Il y évoque bien sûr l’utilité de la réflexion face à l’épidémie tout en critiquant sans ménagement « la pseudo-pensée du monde d’après »
« Sud Ouest Dimanche ». Avec votre compagne Monique Atlan, vous avez tenu votre journal de bord du confinement. Comment est née cette idée ?
Roger-Pol Droit. Très simplement. Comme tout le monde, l’épidémie et le confinement nous sont tombés dessus. J’ai pour habitude d’essayer de comprendre le présent et l’inédit. La situation s’y prêtait. L’humanité a certes connu des périodes beaucoup plus violentes mais quatre milliards de terriens confinés et l’économie mondiale congelée, c’était du jamais vu.
J’ai proposé à Monique de tenir un journal de bord sans prétention, dans lequel nous noterions nos émotions et nos réflexions. Mais on n’a pas voulu le publier ailleurs que sur mon site pour le partager avec nos proches et ceux qui seraient intéressés. Il n’a pas de but commercial.
Ne pensez-vous pas justement que les librairies vont être envahies par des livres de toute sorte sur la pandémie et le confinement ?
Je ne sais pas. C’est vrai, il y a beaucoup d’écrivains qui se sont confiés sur cette étrange période mais est-ce que tout sera édité ? Et surtout est-ce que cela intéressera les lecteurs ? Il y aura peut-être l’envie de passer à autre chose.
Vous soulignez assez vite que l’épidémie est « une lutte des âges ».
J’ai 71 ans, je ne me sens pas vieux, je ne suis pas malade mais, d’un point de vue statistique, j’étais en danger. L’épidémie a suscité d’impressionnants réflexes de solidarité mais on a aussi entendu dire que les vieux pouvaient décéder, qu’il était normal de mourir à 90 ans et au-delà. C’est une vraie question philosophique : la vie d’une personne âgée vaut-elle moins que celle d’un jeune ?
Vous avouez que les morts « ne vous empêchent pas de rire ».
Ces morts n’avaient pas de visages, cela m’a frappé. Je ne fais bien sûr pas de comparatif avec les victimes des attentats de Paris mais eux avaient un visage. Les journaux racontaient leur vie, leur histoire. Avec cette épidémie, nous avions affaire à des morts invisibles. Chiffrés mais pas nommés.
Il y a bien sûr des moments où nous étions émus par cette tragédie mais nous reprenions nos esprits parce que cette forme d’inhumanité fait partie de notre quotidien. On ne peut pas porter toute la douleur du monde.
Et comme l’enseignaient les stoïciens, il y a ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.
Face à un tel événement, cela aide-t-il d’être philosophe ?
Peut-être cela aide-t-il à garder un peu de sérénité au milieu du chaos mais tout est relatif. Je ne suis pas sûr que la philosophie préserve de l’angoisse même si les philosophes antiques l’ont affirmé. Michel Foucault estimait que la philosophie nous sert à mieux voir la réalité qui est devant nous. Avec elle, on essaie, sans forcément y parvenir, de comprendre ce qui se passe en empruntant des outils à l’héritage de la pensée philosophique.
En tout cas, vous n’aimez pas l’idée qu’elle nous permet de prendre de la hauteur.
Je ne pense pas que le rôle de la philosophie soit de voir les choses en surplomb. Je crois au contraire qu’il faut aller mettre les mains dans le cambouis du quotidien, chercher le détail et les petits faits qu’on ne peut pas déceler quand on se situe trop haut.
De même, cette incantation du monde d’après vous agace.
Oui, les prophéties, ça suffit ! La philosophie consiste à essayer de comprendre le présent. À la place de ce travail incertain mais humble à mener, on entend des pseudo-penseurs qui vous affirment que rien ne sera plus comme avant et qui nous décrivent ce que sera le monde de demain. Mais ils le font tous avec leurs préjugés de l’actuel. C’est absurde et contre-productif. Moi, je ne sais pas ce que sera le monde dans deux ou cinq ans. Et je ne vois pas qui peut le savoir.
J’ai la même réaction à l’égard de ceux qui évoquent une punition. C’est la manifestation d’un obscurantisme, d’où qu’il vienne. Il n’y a pas d’intelligence dans ce virus, pas de vengeance de la nature. C’est un hasard meurtrier comme il y en a des milliers dans notre vie. Cette pandémie met en exergue beaucoup de nos fragilités mais y voir une sanction de nos erreurs ou de nos fautes, je n’y crois pas une seconde.
« Ce que le virus a donné à voir, c’est notre insouciance », écrivez-vous. La nôtre ou celle de nos dirigeants ?
Sans doute les deux. Il y a eu de nombreux signaux sur la situation dans les hôpitaux et les Ehpad ainsi que sur l’éventualité d’une pandémie. Or ces alarmes n’ont pas fonctionné. À titre individuel ou politique, on a préféré les mettre de côté. Je ne dis pas qu’il faut s’en culpabiliser à outrance.
Cette situation nous révèle que nous savions mais que nous ne le prenions pas en compte. C’est difficile à concevoir mais notre insouciance individuelle va céder la place à de la défiance à l’égard du corps de l’autre qui peut m’infecter. J’espère que cela sera suffisamment court pour que nous puissions digérer cette situation mais ni moi ni personne ne pouvons le savoir.
Avec Monique Atlan, vous aviez publié un livre intitulé « L’espoir a-t-il un avenir ? » Si on vous pose la question aujourd’hui ?
Oui, bien sûr. À condition de bien distinguer les choses. Les Italiens ont accroché à leurs fenêtres des pancartes « Tout ira bien » et, au Canada, on a dessiné des arcs-en-ciel. Tout ceci ressemble à de la méthode Coué mais cela ne suffit pas.
L’espoir, c’est d’abord un désir d’amélioration et une réflexion pour savoir comment y parvenir. Il n’y a pas d’espoir sans réflexion. Mais si on dit qu’il n’y a plus d’autre horizon que le coronavirus, c’est l’Enfer de Dante, sans rémission.
Tant qu’il y a une suite de l’histoire, des actions humaines, des possibilités d’agir, on a l’espoir qu’on peut s’en sortir, que nous ne vivons pas le dernier acte.
Une trentaine d’ouvrages
Agrégé de philosophie, Roger-Pol Droit a publié une trentaine d’ouvrages d’initiation, d’entretiens ou consacrés aux sagesses orientales, seul ou cosignés avec sa compagne Monique Atlan, productrice à France 2.
Ses « 101 Expériences de philosophie quotidienne » ont été traduites en 24 langues. Son dernier livre, une fiction historique, « Monsieur, je ne vous aime point » (Albin Michel) raconte les relations d’admiration et de haine entre Voltaire et Rousseau. Roger-Pol Droit est également chroniqueur au « Monde » (depuis 1972), au « Point » ou aux « Echos ».
Avec Monique Atlan, il a tenu son journal de bord du confinement, disponible gratuitement sur son site Internet : www.rpdroit.com