Entre parenthèses – Semaine 2
Samedi 21 mars
R.-P.
Pour la première fois, hier soir, à 20 heures pile, Monique et moi avons ouvert la fenêtre, applaudi, crié « bravo ! bravo ! merci ! » en l’honneur des soignants, médecins, infirmiers, ambulanciers qui sont au front, à la peine, stressés, épuisés, attentifs pour qu’il y ait quelques morts de moins, quelques guéris de plus. Au risque de leur propre santé, de celle des leurs.
C’est une belle initiative, ces applaudissements aux fenêtres le soir. Depuis deux jours, fugitivement, nous les avions entendus, plutôt discrets dans notre quartier. Hier, nous nous sommes joints, avec cœur, avec cris, à cet hommage.
En fermant la fenêtre, j’étais sur le point d’éclater en sanglots. Pas seulement, je crois, parce que j’avais pensé à celles et ceux qui agonisent, geignent, s’épuisent à chercher leur respiration, perdent leurs poumons avant de perdre vie, meurent seuls, sont enterrés sans personne… et ne sont que les premiers de monceaux de morts à venir.
Je crois bien (de quoi est-on sûr, en ces registres ?) que ce qui m’a ému était le décalage des cris. Le dernier souffle des mourants, que nous n’entendons pas mais que nous pouvons imaginer. Et les cris de soutien, de gratitude, d’encouragement des vivants anonymes pour les soignants invisibles.
L’étrangeté de ces applaudissements est que personne, chez les soignants, ne les entend. Sauf si, par hasard, une infirmière rentre chez elle, un anesthésiste chez lui, à ce moment, à cet endroit. Mais ce n’est pas pour cela que nous le faisions, et que nous recommencerons, chaque jour si possible.
Ce n’est pas pour qu’ils l’entendent. Ni même pour qu’ils sachent que ça existe, et en soient peut-être réconfortés. Tant mieux s’il en est ainsi, si cela peut être utile. Mais ce n’est pas le motif essentiel, me semble-t-il.
L’essentiel est simplement que ce soit fait. Qu’il y ait, quelque part, des applaudissements pour honorer le courage et le dévouement. Même si personne n’en sait rien. Même les sons se perdent dans une ruelle, et les cris dans la pénombre. Ceux qui tentent de sauver leurs semblables auront été honorés. Maladroitement, dérisoirement. Mais cela aura été fait. Et cet écart émeut.
M.
Hiberner au premier jour du printemps…
Les nouvelles sont toujours plus alarmantes. Depuis ce matin, tout le corps médical appelle à un « confinement total et généralisé ». Le personnel hospitalier, déjà exténué, ne cesse d’alerter en confirmant « qu’on ne mesure pas le drame humain qui va se jouer, face à la vague qui s’annonce »… Les chiffres macabres s’accumulent. Le mouvement inexorable est lancé. Impossible de rembobiner le film, il n’y a plus que de l’inconnu, sans tonalité déjà éprouvée, sans repères.
Venus de Mulhouse ou de Colmar, ces témoignages à peine entraperçus, comme impossibles à prendre en charge, de familles qui n’ont pu dire adieu à leur proche mourant qu’à travers l’écran d’un smartphone.
Les amis s’inquiètent les uns des autres, veulent se rassurer, nous rassurer, dans une ronde de mails laconiques, ramenés à l’essentiel.
J’ai le sentiment que nous entrons dans un tunnel, démunis mentalement même si nous sommes bien barricadés en termes logistiques, sans représentation de l’issue.
Il parait impossible, bien que certains le tentent, d’enjamber le moment en évoquant déjà l’après. Je m’y refuse. C’est ma seule façon de partager, de loin, la dureté endossée par ceux qui sont en premier ligne.
Je ne suis même pas sûre d’envier l’option de ceux qui, pensant se protéger mieux, ont préféré vivre leur confinement « en plein air », en province ou à la campagne. Léger fantasme de désertion de ma part : ne pas partager le sort de ceux qui n’ont pas du tout le choix. Une forme subliminale de solidarité. Le sauve-qui-peut a ses codes, même pour moi qui ai toujours vécu avec le sentiment aigu de la survie.
Dimanche 22 mars
R.-P.
Que vaut-il mieux, l’avoir ou pas, ce virus ? Le rhume que j’endure depuis quatre jours me contraint à examiner la question. Plus j’y pense, moins la réponse est évidente. En ce moment, d’ailleurs, aucune réponse ne paraît plus évidente.
Au début, cela va de soi, il me semblait qu’il ne fallait surtout pas l’attraper. Et donc tout faire pour se calfeutrer, rester vigilant, appliquer toutes les règles susceptibles d’éviter une contamination. Je continue à le penser, et à faire ce qui est mon pouvoir pour me protéger.
Et puis j’ai entamé ce banal rhume, à la suite de celui de Monique. Difficile de vivre confinés ensemble sans se transmettre un virus, même si banal. Mais j’ai commencé, on s’en doute, à paniquer. Et si, même sans fièvre, ou presque, c’était le début d’un Covid ? J’ai scruté mes bouts de toux, mes vagues maux de tête, mes petites fièvres en me disant que ce pouvait être le commencement.
Un rapide calcul de dates m’a fait comprendre que nous avions pu être contaminés lors de notre dernier voyage hors de France, où nous avions vu beaucoup de monde, serré de nombreuses mains, embrassé des amis. Monique avait développé son rhume quelques jours après, moi le mien avec un petit décalage.
La panique a cédé place à une forme de soulagement, presque de contentement, tout aussi imaginaire. Et si, contaminés, nous n’avions développé qu’une forme bénigne ? Voilà : nous avions le virus, et des symptômes, mais sans gravité. Ce qui est très réconfortant, ôte la frayeur de l’attraper, instille même une vague satisfaction d’avoir eu la chance de passer entre les balles sans en avoir pris une en plein poumon.
Faute de test actuellement disponible pour des situations comme les nôtres, nous ne savons pas si nous n’avons qu’un rhume (probable, mais peu rassurant) ou un coronavirus sans gravité (rassurant, mais peu probable). Voilà qui ne fait qu’allonger la liste des incertitudes qui s’accumulent de jour en jour…
Cela m’a fait éprouver, ce que je n’avais pas envisagé d’emblée, qu’il serait soulageant d’avoir le virus sous cette forme, d’être débarrassé de l’angoisse obsédante du « l’aurais-je ? ou ne l’aurais-je pas ? Si je l’attrape, qu’adviendra-t-il ? Et si je ne l’attrape pas, à quel prix ? »
De là à s’immerger dans une foule, il y a beaucoup de chemin. Mais l’idée d’avoir un coronavirhume me rassure.
M.
793 morts en Italie en une seule journée. Et toujours notre façon de nous retrancher derrière les chiffres secs pour éviter toute douleur. Depuis hier, me revient en mémoire cette phrase de Serge Klarsfeld parlant de la Shoah : « Ce ne sont pas 6 millions de juifs qui sont morts pendant la guerre mais 1+1 +1 +1 … »
Me revient aussi, de façon obsédante, l’image de cette salle de la conférence que nous avons organisée le 6 mars dernier, à Saint Raphaël, en hommage justement à Serge et Beate Klarsfeld, en leur présence. Devant nous, une salle de 700 personnes les écoutaient. C’est exactement la représentation physique des morts italiens d’hier …
« Qu’attendons-nous, rassemblés sur l’agora ?
On dit que les Barbares seront là aujourd’hui. »
Ce sont les premières lignes du grand poème de Constantin Cavafy intitulé En attendant les barbares. Comme une image inversée de notre présent : il nous est interdit de nous rassembler dans l’agora, et le virus barbare a déjà pénétré nos espaces, sans s’annoncer ou pas vraiment… Je me demande pourquoi ce poème m’a tant marqué au point d’avoir voulu visiter cette petite chambre du poète au Musée Cavafy d’Alexandrie, dans les années 90 ? Comme si la menace redoutée, fantasmée, se révélait plus agissante que sa réalisation. Mais quand la menace se fait réelle, la peur semble, pour certains, se mettre en œuvre avec une sorte d’effet retard, la peur lambine. Sa jauge a des défaillances.
Souvenir aussi du Désert des Tartares de Dino Buzatti : L’histoire de ce jeune officier, Giovanni Drogo, envoyé au fort Bastiani, aux confins d’un désert, pour répondre à l’attaque imminente du « Royaume du Nord ». Ce sera l’attente de toute sa vie, à laquelle il ne pourra finalement pas répondre. Sa véritable ennemie, la Mort, le cueillera avant, juste avant le combat.
Aujourd’hui, la menace est plus claire, plus urgente : l’attente pour les victimes ne dure que trois semaines au plus… La mort n’a nul besoin de s’inventer des masques pour agir.
Lundi 23 mars
R.-P.
Le temps manque, dans cet apparent désœuvrement. On demande aux philosophes ce qu’ils pensent du cataclysme, ce qu’on doit en faire, ce qu’on peut en attendre. Comme s’ils savaient, mieux ou plus que d’autres.
Etranges situations, où l’on est chacun à la fois dedans et dehors tout en étant confinés, sujets et objets des discours et des analyses, parlant des autres en parlant de soi et inversement.
Comme chaque jour depuis le début de cette aventure, l’évidence me revient : cette étrangeté n’est que la normalité habituelle, redécouverte sous un autre angle. Emplois du temps, questions métaphysiques ou organisation sociale, il se pourrait que le coronavirus ait pour principale singularité de nous faire découvrir ce que nous savons déjà parfaitement, mais sans vouloir y penser.
En quoi il est philosophe.
M.
Ce matin, dix minutes à la fenêtre, au soleil. Comme l’essence d’un parfum. Une joie réduite à l’os.
Je me plonge et me perds dans les tâches du quotidien, rinçant les fruits et légumes à l’eau vinaigrée, multipliant les lessives, sans d’ailleurs éprouver la satisfaction d’un devoir accompli tant ce déplacement sur les objets ne trompe personne, ni moi-même.
Des messages alarmants affluent sur Twitter, moins pour témoigner de la gravité du virus et de ses conséquences que d’une peur vite reconvertie en haine, qui cherche sur quoi se fixer, prête à déferler au moindre signal, à la moindre rumeur.
Il y a aussi ces « à côtés » qui laissent songeurs :
Cette une du supplément week-end du Monde, « Le M », en plein développement du coronavirus, elle privilégie étrangement la photo de Louis de Funès en Rabbi Jacob drolatique. D’où vient la nécessité de ce choix ? Seulement incongru ou révélateur ?
Toujours ce week-end, cette polémique née du mail d’un commissaire de police des Hauts-de-Seine jugeant utile « d’exempter » les juifs de sa zone du port de l’attestation obligatoire de déplacement, au motif que les juifs observants ne doivent rien porter durant le chabbat… Aussitôt, la dénonciation se répand d’un privilège inacceptable accordé aux juifs… Même Zineb El Rhazoui, la militante laïque, trouve utile de s’insurger. D’où la nécessité de démentis des autorités institutionnelles et religieuses à propos d’une mesure non sollicitée par ses éventuels bénéficiaires, puisque les synagogues sont fermées…
Pendant ce temps aux Etats-Unis, des groupes d’extrême droite incitent leurs membres à répandre délibérément le nouveau coronavirus mortel sur les policiers et les Juifs, rapporte ABC News, citant une alerte du FBI qu’elle a pu consulter.
Le processus est enclenché. Aucune parole lénifiante sur des lendemains réconciliés n’y fera rien.
Hier, cet appel si touchant de Metin Arditi pour avoir de nos nouvelles et nous donner des siennes. Malgré nos profonds désaccords politiques sur le Moyen-Orient que nous ne nous cachons pas et que nous nous sommes redites hier, j’apprécie sincèrement l’élégance de cet écrivain, de cet homme.
A l’instant, on annonce la mort de deux médecins dans le grand Est. Trois depuis hier.
On apprend dans le même temps que parmi les personnels de l’AP-HP, 490 personnes sont contaminées et 3 en réanimation. Combien de temps va pouvoir tenir notre système de santé, si insuffisant et démuni ?
Mardi 24 mars
R.-P.
Tout à l’heure nous étions assis par terre, adossés au canapé, dans mon bureau, fenêtre ouverte, pour profiter d’un rayon de soleil qui passait.
Simple chaleur, simple lumière, simple présence. A force d’être enfermés, inquiets, abreuvés de mauvaises nouvelles et saturés de tâches banales, on finit par oublier le simple, et par le retrouver comme une surprise émouvante.
J’ai repensé à la plage de Gammarth, nos premiers moments de présence à deux, la nuit, simple et infinie, au bord d’un muret de Sidi Bou Saïd.
Depuis que j’ai rencontré Monique, il y a presque vingt ans, je n’ai jamais cessé d’éprouver auprès d’elle cette sensation très étrange, difficile à décrire, d’une coprésence où se ressent de l’infini, sans apprêt, sans complication.
Du corps et âme présents totalement, ici et maintenant, et hors du temps, perçu sous un autre angle. Difficile à comprendre, à exprimer, mais si aisé à percevoir, les questions du genre « depuis quand ? et avant ? et plus tard ? » n’ont plus aucun contenu.
Ressentir cette évidence, pour la dix millième fois, identique à la première, au pied du canapé, dans le maigre soleil d’un matin de Paris par temps d’épidémie, c’est n’être pas confiné. Ni menacé. Juste vivant.
M.
Dix jours ont passés. A quoi nous sert d’écrire chaque jour ce journal de bord ?
C’est sans doute notre façon d’élaborer, tant bien que mal, une marge avec ces événements, de ne pas coller simplement à eux, de récupérer un espace critique envers et contre la sidération, les inquiétudes et le tragique qui s’abattent. De se soumettre aux injonctions du virus et des autorités tout en tentant une mise en perspective, même modeste, pour pallier à notre impuissance de l’heure. Sans compter le plaisir, absolument gratuit et libre, de l’écriture.
Aujourd’hui, je me suis coupé légèrement les cheveux. Dans ces circonstances, récupérer des bribes de liberté, même vis-à-vis de son coiffeur, ragaillardit.
La controverse sur la chloroquine et ses bénéfices enfle.
Aux Etats-Unis, un homme de 60 ans est mort hier d’un arrêt cardiaque après en avoir absorbé une cuillère à café.
Une queue de malades s’étire devant l’hôpital de La Timone, au service du professeur Raoult. Faux espoirs ? Illusions magiques ? Nous ne le saurons que dans quinze jours, après les essais mis en œuvre, de façon plus indépendante. Mais tout cela me rappelle nos interrogations lors de l’écriture de notre essai L’espoir a-t-il un avenir? il y a quatre ans.
Puis, cette certitude acquise que la condition de l’espoir, même s’il garde toujours une part d’illusion, est celle d’un exercice de lucidité qui passe au tamis toutes les croyances vaines. Alors, et seulement alors, il peut conserver la force subversive que lui a dénié, si longtemps et jusqu’à nos jours, la philosophie occidentale. Un espoir avec retenue, si l’on peut dire. Un espoir borné mais têtu. Un horizon.
Mercredi 25 mars
R.-P.
On ne l’a peut-être pas suffisamment remarqué, ce virus affecte les images et nuit gravement à l’apparence des écrans.
Allumez télévision, ordinateur, tablette ou smartphone. Ce que vous voyez ? Plus de plateaux en ordre, d’intervenants bien filmés, maquillés, correctement cadrés et éclairés.
Des gens au visage déformé, vu d’en-dessous, d’au-dessous, en surplomb, en contreplongée, rougeauds, palots, mal éclairés, dans leur salon, leur chambre, leur cuisine, leur bureau…
Tout se passe par Skype ou quelque autre messagerie visuelle directe. On entre ainsi chez chacun, dans son chez lui, son intimité, son décor. Liaisons souvent médiocres, peu fluides, son décalé, trop bas.
On doit s’extasier que tout fonctionne, permette de communiquer, laisse à chacun la capacité de parler aux siens, ou à un vaste public. S’en féliciter est légitime.
Mais on peut aussi souligner que tout cela est somme toute assez laid, disgracieux, mal fichu, peu performant. Aucun motif de le passer sous silence.
La conclusion est affaire de choix. Pratique ou esthétique.
Est-il si sûr que ce soit disjoint ?
M.
3 400 morts en Espagne depuis le début de l’épidémie. 1 100 en France. 643 en Italie dans la seule journée d’hier. Comptes inexorables.
Et dans le même temps, le sentiment subreptice, si terrible, si dérangeant, d’une sorte d' »habituation » qui s’installe. Précision du dictionnaire : « En psychologie, l’habituation constitue une forme d’apprentissage. Elle consiste en la diminution graduelle (et relativement prolongée) de l’intensité ou de la fréquence d’apparition d’une réponse à la suite de la présentation répétée ou prolongée du stimulus l’ayant déclenchée« … L’intensité baisse, la tristesse est comme différée, remise à plus tard pour ne pas hypertrophier l’angoisse.
Voilà donc comment s’instaure, in vivo, un mécanisme de défense, qu’on le souhaite ou pas, qu’on l’espère ou le redoute. Dans une distanciation discrète du réel et de la tragédie. Par désensibilisation, ou anesthésie, pour éviter le sens de ces chiffres.
Au téléphone, chacun partage ses méthodes de rinçage savonné des fruits, légumes et autres denrées alimentaires, si banales en temps normal. Après l’abandon du vinaigre pour insuffisance de protection, c’est le retour au savon qui s’impose avec ses nouveaux rituels, forcément obsessionnels, un brin parano, auxquels chacun se soumet docilement. Conserverons-nous ces manières, une fois le virus vaincu, dans un regain d’hygiène plus consciente d’elle-même ou retrouverons-nous très vite l’insouciance des gestes ordinaires ?
Les prochains 30 jours de confinement annoncés ne peuvent décidément se résumer à cela, à cette seule adaptation improvisée, sous contrainte. Je ressens l’urgence de me construire d’autres digues pour m’évader par la pensée, et relativiser l’écrasement du moment présent.
Jeudi 26 mars
R.-P.
A tort ou à raison, dans le désarroi et la crainte, beaucoup cherchent des guides, des experts, des voix autorisées. C’est compréhensible, et même justifié. Parfois.
Parfois seulement, quand on interroge par exemple un médecin sur ce qu’il sait vraiment, un savant sur son domaine de compétence.
Mais si c’est juste pour parler, pour gloser ? C’est sans portée, pourtant pas sans fonction. Mais elle est piètre, cette fonction. Quelque part entre l’amuseur et le doudou, une voix qui berce en racontant une histoire. La présence familière, non d’une peluche, mais de quelques évidences, donne l’illusion de s’accrocher à quelque chose de connu.
Comment dire que je n’y crois guère ? Je n’ai pas foi dans le monde de demain, les grandes chances que nous donneraient l’épidémie, le « plus jamais comme avant ». Depuis si longtemps les lendemains déchantent qu’il ne faut pas se raconter d’histoire. Dans quelque temps, sans doute – plus ou moins, on ne sait – cette pandémie sera finie. Elle laissera des traces et des séquelles. Mais pas de nouveau monde, pas de société meilleure, plus fraternelle, plus juste.
Depuis si longtemps que les humains hurlent « plus jamais ça ! » et que l’histoire répète « mais si, encore et encore », il faut reconnaître que la surdité est la chose du monde la mieux partagée.
Tout cela est d’une gaieté grave.
M.
Nous entrons dans l’œil du cyclone. La semaine qui vient sera-t-elle celle du pic, que nous finissons par espérer même s’il signifie encore et encore des morts ? Simplement pour faire cesser cette attente. Un peu comme on espère une amputation pour sauver ce qui doit l’être.
Que ferons-nous de cette culpabilité, après ? D’avoir inconsciemment accepté ce pacte, faustien à sa manière, d’une protection de confinés tandis que tant de personnes âgées se retrouvent sans défense, déjà sacrifiées.
Bien sûr, nous pourrons toujours nous retrancher derrière l’impéritie des autorités successives qui n’ont pas anticipé ce type de menaces. Mais nos consciences succombent déjà à la tentation cynique des calculs de seuil à partir duquel une certaine idée de fatalité s’installe et rend la mort acceptable.
Un cinquantenaire me l’a dit, il y a quelques semaines : « Mais ce sont surtout les vieux qui l’auront ! ».
Et tandis que chaque soir à 20 h, comme beaucoup, nous ouvrons notre fenêtre pour être à l’unisson et applaudir nos soignants, des infirmières se font harceler par leurs voisins qui voudraient les chasser de chez elles, par peur de la contamination.
A Madrid, des ambulances encadrées de policiers, transportant des personnes âgées, ont été caillassées par des bandes de jeunes.
Solidarité et Haine, en même temps, qui ont toujours fait bon ménage, comme deux facettes indissociées. Janus, toujours représenté avec deux faces, l’une tournée vers le passé, l’autre vers le futur, n’est pas que divin. Selon le poète Ovide, il est le gardien des portes du ciel. Même Jupiter doit avoir recours à lui et se soumettre. « Autrefois on m’appelait Chaos » : ce sont les paroles que le poète prête à ce dieu, qui a pour vocation d’inaugurer le temps.
D’Ovide au Covid 19, c’est de cela qu’il est question aujourd’hui : quelle séquence de notre histoire s’ouvre sous nos yeux ?
L’incertain déjoue toutes nos illusions de maîtrise, même la plus infime, même à l’intérieur de notre espace confiné, replié comme une fragile coquille et non comme une armure.
Vendredi 27 mars
R.-P.
Etrange idée : tous confinés, donc tous philosophes ? Je sais bien que, stricto sensu, cela n’a aucun sens. Chacun des deux milliards et demi d’êtres humains actuellement requis de ne pas quitter sa chambre n’en devient pas pour autant moins écervelé qu’il ne l’était. Certains, sans doute, se gavent, d’autres se saoulent ou se shootent, s’étourdissent de jeux ou se saturent de séries.
Pourtant, les conditions incitent à la méditation. Peu ou pas de transports, peu ou pas de travail, et à portée de main plus de questions que nous n’avions coutume d’en voir. Nous étions assurés de tout contrôler, le monde nous échappe, le hasard s’en mêle. Nous avions rendu invisibles la mort, la maladie, l’isolement, ils nous reviennent en pleine tête. Nous n’arrêtions pas de courir et de discourir, nous voilà immobiles et silencieux.
Cela ne fabrique pas, d’un seul coup, un univers de philosophes, lequel n’est d’ailleurs pas possible, ni même souhaitable. Mais cela incite à enclencher des réflexions qu’on n’aurait pas eues, à voir des évidences qui étaient estompées ou masquées. Et cela, déjà, est fort différent du monde qui était habituel juste avant.
M.
Le « pic » n’est pas atteint, la « vague » s’annonce, tous ces mots comme autant de métaphores sportives pour dire le parcours insidieux, invisible, du virus qui se répand aveuglément.
Cela a sans doute à voir avec l’idée de l’effort sur nous-mêmes qui nous est demandé, imposé. L’exploit sportif en chambre de conquérir une maîtrise de l’immobilité ou, plus encore et plus incertain, une maîtrise de notre anxiété.
Des vidéos drolatiques se multiplient sur le net pour faire soupape, pour nous distraire, mais je n’arrive pas à m’y attarder. Car j’ai le sentiment intime qu’il nous est aussi imposé de partager même à distance, anonymement, de façon désintéressée, presque non impliquée, en tout cas en toute pudeur, les deuils des familles sidérées par cette fatalité.
Les jours à venir réclameraient le silence. En attendant le bout du tunnel.