HUIS CLOS 7 QU’EST-CE QU’UNE VICTOIRE?
Huis clos 7
Roger-Pol Droit
QU’EST-CE QU’UNE VICTOIRE ?
Contre le Covid 19, est-ce bien une guerre qui est menée ? Que serait la victoire, si elle avait lieu ? Qui pourrait la célébrer ? Et en quels termes ? Ces questions, aujourd’hui, ne sont pas là par hasard.
En effet, il y a 75 ans, le Troisième Reich capitulait. Le 8 mai devint alors jour férié. Puis ne le fut plus, finalement le redevint, au gré des présidents de la République et des fluctuations politiques de la commémoration. Car une victoire n’est pas seulement un fait, la conclusion d’un combat et d’un rapport de forces. C’est aussi, peut-être avant tout, une célébration continuée, un exploit chanté, une histoire continûment reprise. Que serait Ajax sans Homère, et ses lecteurs au fil des siècles ?
Sans doute parce qu’elle semble évidente, la notion de victoire est peu scrutée. Platon y voit la passion risquée des guerriers : l’amour de la victoire « rend violent » lit-on à la fin de La République. L’ardeur s’enflamme, la démesure guette… Pour le mathématicien ou le philosophe, accéder à la vérité n’est pas une victoire, en ce sens, puisque personne n’est battu et que chacun peut en faire autant.
Toutefois, sous son apparente simplicité, l’idée de victoire, pourrait bien renfermer quelque piège. A première vue, elle suppose des forces adverses, dont l’une finit par faire plier l’autre. Le schéma se vérifie sur tous les registres : militaire, cela va de soi, mais aussi sportif, commercial, politique… Sans oublier la défaite d’une partie de soi-même contre une autre, dans tout conflit moral ou psychologique qui se respecte.
Chaque fois, combat, compétition, lutte – « agôn », disaient les Grecs – et une issue finale : des perdants, des gagnants. Mais le résultat du processus exige d’être mis en récit, car sa répétition régulière peut seule garantir que l’instant du triomphe soit durablement inscrit dans la mémoire collective. Machiavel – qui conçoit, dans Le Prince (1532), la politique comme une guerre, où la victoire consiste à s’emparer du pouvoir, puis à le conserver – sait bien que les exploits doivent être narrés et célébrés pour que leurs effets perdurent.
Voilà qui suffit pour comprendre que notre situation est différente. Le virus qui assiège la planète n’a aucune intention, aucun plan. Il ne livre, en fait, aucune bataille. C’est nous qui faisons tout pour le vaincre, mais ce n’est pas une guerre, à proprement parler, faute d’un ennemi pensant. Si nous parvenions à endiguer les méfaits de ce coronavirus, voire à l’éradiquer, serait-ce donc une victoire, et aurions-nous la paix ?
Pyrrhus, cette fois, serait sans doute le bon modèle. Guerrier intrépide, ce roi de Macédoine a su jadis contrer la puissance de Rome. En 280 avant notre ère, il a remporté la bataille d’Héraclée, mais au prix de pertes si lourdes que cet avantage laissa son armée affaiblie. D’où l’expression classique : une victoire « à la Pyrrhus » laisse chancelant celui qui la remporte. Personne, de ces triomphes cruels, ne chante la gloire. Il n’y a pas d’épopée des catastrophes.
Plutarque, dans sa Vie de Pyrrhus, insiste également sur son caractère impulsif, insatiable, continûment porté à « réparer ses échecs par d’autres entreprises ». Comme tant d’hommes aujourd’hui, il aime la guerre plus que la victoire, préfère l’ambition à la paix, l’agitation au repos. Il ne songe qu’à la prochaine bataille. Une victoire remportée a moins de saveur que celles dont on rêve.
« La République », de Platon, traduit du grec ancien et présenté par Georges Leroux, GF, 2016.
« Le Prince », de Nicolas Machiavel, traduit de l’italien par Jean-Yves Boriaud, Tempus, 2013.
« Vie de Pyrrhus », dans « Vies parallèles », de Plutarque, sous la direction de François Hartog, traduit du grec ancien par Anne-Marie Ozanam, Gallimard, « Quarto », 2001.