HUIS CLOS 5 Endurer l’incertitude
Que sera demain ? Quand donc le saurons-nous ? Plus moyen d’avoir à ces questions aucune réponse fiable. On trouvera aisément quelques indices et probabilités, moult rêves et désirs, et bien sûr quelques délires. Mais c’en est fini des données assurées, contours nets pour avenir clair. Le futur est étonnamment flou, incertain, donc plus ou moins inquiétant – cette fois dans tous domaines, de la santé à l’emploi, de la sécurité à l’enseignement.
Pour n’être pas désemparé, devrait-on la jouer comme Sénèque ? Soutenir qu’il n’y a pas de quoi être surpris, parce que nous agissons, partout et toujours, dans l’ignorance des lendemains ? « C’est comme cela que nous semons, que nous naviguons, que nous faisons la guerre, que nous nous marions, que nous avons des enfants. En tout cela, le résultat est incertain, mais nous nous décidons néanmoins à entreprendre (…) » écrit par exemple le stoïcien dans Des Bienfaits (IV, 33, 2).
La remarque est juste. Malgré tout, notre situation est exceptionnelle. Car nous ne sommes pas simplement dans l’incertitude habituelle, liée au fait qu’on vit et œuvre sans être jamais absolument sûrs, par avance, de ce qui va nous arriver ni de ce que nous réussirons. Aujourd’hui, d’un seul coup, tous nos repères usuels deviennent à la fois imprécis et douteux – situation qui conjugue deux faces de l’incertitude.
Car celle-ci n’a pas qu’un versant. L’incertain, d’un côté, peut manquer d’exactitude, comme un visage aux traits indistincts, une silhouette aux contours flous. En ce cas, imprécis et confus, il incarne tout l’inverse des « idées claires et distinctes » de Descartes dans Le Discours de la méthode (1637), gages de pensée nette, donc d’accès à une connaissance vraie.
D’un autre côté, l’incertain peut être douteux, hasardeux, à peu près imprévisible. Cette fois, il ne s’agit plus d’y voir clair dans le paysage présent, mais dans l’avenir. Il faudra chercher quelle hypothèse est la bonne, quelle probabilité la plus forte. Avec plus ou moins de succès, cela va de soi.
Or nous vivons désormais dans l’imprécis et dans l’imprévisible à la fois, sur le registre individuel aussi bien que collectif. L’incertitude se révèle alors objective et subjective, ce qui constitue une autre bizarrerie de cette notion. Le mot parle en effet de l’état de notre volonté. « Me voilà dans l’incertitude » peut vouloir dire : « je ne parviens à prendre parti, je n’arrive pas à décider » – même si tout est parfaitement clair dans les éléments du choix. Mais le même terme décrit ce qui est hors de nous, dans les faits, et ce que nous en savons. « Je ne peux rien décider, parce qu’il y a trop d’incertitude » – dans la situation qui s’annonce, non dans ma résolution.
A l’heure actuelle, ces diverses dimensions de l’incertitude s’entrecroisent. L’avenir paraît vague, rétif aux prévisions, ce qui nous conduit à ne plus savoir quel choix opérer, par défaut d’ardeur et d’audace, tout autant que par manque d’informations.
Comment en sortir ? Le Zarathoustra de Nietzsche ose chanter « la joie de l’incertitude », en célébrant l’esprit d’aventure, le courage qui porte vers ce qui n’a jamais été hasardé. En continuant à relire Nietzsche, on découvrira comment sa sagesse tragique, moins héroïque, plus durable, consiste à endurer continûment l’incertitude, à l’intégrer à nos existences et à nos pensées. Belles paroles, certes. Mais, comme chacun le constate, ici tout est plus facile à dire qu’à vivre.
- Les Bienfaits », de Sénèque, traduit du latin par Aude Matignon, Arléa, « Poche », 2005.
- « Discours de la méthode », in « Œuvres complètes III », de René Descartes, Gallimard, « Tel », 2009.
- « Ainsi parlait Zarathoustra », de Friedrich Nietzsche (livre IV, « De la science »), traduit de l’allemand par Geneviève Blanquis, présenté par Paul Mathias, GF, 2006.