Huis clos 4 Apprendre à mourir ?
Le bilan macabre s’accroît chaque jour. Plus de cent mille morts, sur tous les continents, depuis le début de la pandémie, et demain, combien ? Beaucoup d’entre nous déplorent déjà la disparition d’amis ou de parents. La plupart craignent pour leurs proches et pour leur propre vie. Sur toute la planète, soudainement, omniprésente, paraît rôder la mort.
Nous l’avions presque oubliée, à force de la rendre invisible, de la reléguer dans l’ombre et le silence. Bien sûr, nous savions que « tous les hommes sont mortels ». Mais ce n’était que vague vérité, et non réalité obsédante et tangible. A présent, le spectre insiste, comme surgi d’ailleurs, revenant d’un autre âge. Et sa puissance sidère.
Alors on cherche recours et soutiens. Il serait tentant de se raccrocher à cette formule qui fut célèbre : « philosopher, c’est apprendre à mourir ». Platon l’attribue à Socrate, Montaigne la prend pour titre d’un chapitre des Essais (I, 20), Schopenhauer y revient au XIXe siècle. Pour tenir, faut-il chercher là une méthode éprouvée ? Va-t-on demander à Épicure de nous réexpliquer, pour dissiper rationnellement l’angoisse, pourquoi « la mort n’est rien pour nous », comme le dit sa Lettre à Ménécée ? Doit-on emprunter aux stoïciens, Marc Aurèle ou Sénèque, leurs exercices de fermeté d’âme, et se convaincre de quitter le banquet sans regret, sobrement ?
Il n’est pas certain ni que tout cela soit efficace, ni que ce soit adapté au temps que nous traversons. D’ailleurs, « apprendre à mourir », pris à la lettre, est un projet absurde. Apprendre, c’est tâtonner, reprendre et recommencer. Qu’il s’agisse d’un instrument, d’un sport, d’une langue, tout apprentissage implique répétition. Avec la mort, unique et inexpérimentable, tout programme de ce genre est dépourvu de sens.
La formule, chez Platon, a une autre portée. Dans le Phédon, Socrate agonise, ayant bu la ciguë, mais s’entretient encore avec ses disciples. Il leur explique que « ceux qui philosophent réclament réellement la mort », et s’y exercent. Or ce n’est ni goût du suicide ni seulement consolation de ses amis éplorés. Se détourner du corps, des erreurs et illusions qu’il engendre, des changements perpétuels où il s’égare, voilà ce que signifie « mourir ». Le désir du philosophe, selon Platon, se fixe sur ces vérités éternelles que l’esprit seul peut voir.
Pour nous, aujourd’hui, il ne semble pas que ce soit une aide efficace. Quelques rares platoniciens persistent, çà et là, à rêver d’immuable. Mais il y a longtemps que quantité d’antidotes et de vaccins ont été mis au point. Spinoza a rappelé que la pensée est « méditation de la vie et non de la mort », Nietzsche a montré en détail combien dangereux, maladif et mortifère se révèle le culte aveugle de la vérité, en philosophie comme en science.
Mélètô, le verbe grec qu’on a traduit par « apprendre » dans cette formule, veut dire « s’exercer », mais aussi « s’occuper de », « s’habituer à ». Repenser à la mort, sans fascination, sans grandiloquence, sans esquive, sans indifférence, après le profond déni qui a marqué notre époque, c’est à cela que la tragédie en cours nous incite. Enfiler des toges grecques et romaines risque de décevoir, tout autant que rejouer, crâne en main, l’austère memento mori des chrétiens classiques. Il suffit de redécouvrir, version 2020, que la mort existe, nous attend tous. Nous devons lutter pour la repousser, et y parvenir, tout en sachant que l’échec viendra. Cela s’appelle apprendre à vivre.
- Platon, Phédon. Traduction française de Monique Dixsaut, GF, 1991.
- Epicure, Lettres et maximes. Traduction française de Marcel Conche. PUF, 1999.
- Montaigne, Œuvres complètes. Texte établi par Robert Barral. Seuil, 1967.