Huis clos 3 L’empathie, absolument vitale
Tous séparés, confinés, isolés. Pourtant, nous sommes aussi tous unis, reliés, partageant de mêmes émotions. Comment est-ce possible ? La réponse ne réside pas simplement dans le règne des écrans et l’omniprésence de nos machines à communiquer. C’est essentiel, mais ce n’est qu’un moyen. Il n’aurait aucune efficacité s’il n’existait, en chacun de nous, antérieurement à toute technologie, une étrange faculté de partage immédiat. Elle nous fait éprouver ce que les autres ressentent.
Pas besoin de les connaître. Inutile d’avoir des liens d’amour, d’amitié, ni même la moindre relation. Il suffit que ce soient des humains, anonymes et semblables. Nous percevons qu’ils souffrent, étouffent, meurent solitaires, nous savons leurs proches accablés, aussitôt nous vivons cette douleur et cet effroi. Ou bien, sur le versant clair, nous voyons médecins, infirmiers, brancardiers et autres affronter l’épidémie avec abnégation, dévouement, ténacité, et nous applaudissons pleinement, dans le vide, solidaires et reconnaissants, le soir à la fenêtre.
A l’abri, bien portants, nous vivons donc ce que d’autres vivent. Et nous le ressentons directement, sans raisonnement ni déduction. En fait, c’est énigmatique. Et toujours inexpliqué. Car s’il est banal, évident, et absolument vital, ce partage des émotions sans délai ni réflexion demeure un mystère. On lui a donné bien des noms, selon les époques. On l’a décrit et scruté sans parvenir à l’élucider tout à fait.
Les émotions des autres
Rousseau d’abord, Schopenhauer ensuite l’appellent « pitié » – terme devenu difficile à entendre dans son sens le plus large, parce qu’il nous fait songer seulement à la faiblesse de l’apitoiement. Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), préfère le nommer « sympathie ». Les modernes, depuis Jaspers et Freud, retiennent « empathie ».
Ces notions ne sont pas totalement équivalentes. Mais toutes renvoient au même constat : nous comprenons ou nous ressentons, d’un coup, les émotions des autres. Elles sont « transfusées d’une personne à l’autre instantanément », comme le dit Adam Smith. Etrange conséquence : nous sommes à la fois nous et l’autre. « Je souffre avec lui et dans lui, bien que sa peau ne recouvre pas mes nerfs », insiste Schopenhauer dans Le Fondement de la morale (1840). Le processus de cette identification demeure mal connu, bien que la piste des « neurones miroirs » ouverte par les sciences cognitives semble prometteuse. Quoi qu’il en soit, l’empathie fait ressentir, mais aussi agir.
Les sauvetages, entraides et secours, c’est elle. Mencius, philosophe chinois du IVe siècle avant notre ère, a composé cette histoire très courte mais exemplaire : un enfant joue seul au bord d’un puits, il va tomber, un passant l’aperçoit, se précipite et le rattrape. Tout est là ! Le passant peut être un étranger, n’ayant jamais vu l’enfant. L’élan qui le pousse d’un coup à porter secours ne résulte pas d’une réflexion. Notons que cette brève histoire est chinoise et ancienne. Car l’empathie est universelle, dans le temps, l’espace et les cultures.
Ce qui étouffe l’empathie
Reste à savoir ce qui souvent l’interrompt, l’étouffe, voire la détruit. C’est moins mystérieux. Indifférence, égoïsme, rationalité froide y contribuent. Plus encore, la conviction fanatique d’être dans le vrai peut vitrifier l’empathie, conduire à tuer au nom du bien. De l’Inquisition à Daech, il en est cent exemples. Tous n’enseignent qu’une chose : l’opposé de l’empathie, c’est la barbarie.