Huis clos 1 L’ennui, sans modération
« On ne supporte plus sa maison, son isolement, les murs de sa chambre. » Ces mots pourraient être ceux d’un confiné de 2020, assigné à résidence par la pandémie de Covid-19, comme des centaines de millions d’autres. En fait, c’est une phrase de Sénèque dans les Lettres à Lucilius. Elle fut écrite à Rome, au temps de Néron (Ier siècle). C’est de l’ennui que parle le penseur stoïcien, qu’il définit comme cet état où « l’on se voit avec chagrin abandonné à soi-même », submergé par un sentiment de vide, d’accablement et d’« à quoi bon ». Soudain manquent le sens et l’énergie, comme si le ressort qui les actionne ensemble s’était détérioré.
On se prélasse, on se lasse
Beaucoup d’entre nous redécouvrent en ce moment cette béance. Les routines de la vie normale suspendues, on se prélasse d’abord, on se lasse ensuite. Bientôt les dérivatifs ne fonctionnent plus, l’ennui s’installe, chacun commence à « bâiller sa vie », comme disait René, le héros de Chateaubriand. Incapables de « demeurer en repos dans une chambre », selon Pascal, nous nous heurtons à une suite de « non-choses » sans contours ni densité : nous-même, l’inaction, le néant…
Ce qui nous tombe dessus est alors bien plus métaphysique qu’on ne pense. C’est « l’embêtement de l’existence ». Flaubert, génialement, dit en trois mots ce que ressassent les Modernes : l’homme est un animal qui s’ennuie. Eprouvant sa solitude, se découvrant jeté dans un monde sans signification ni mode d’emploi, il découvre au cœur de l’ennui, entre effarement et vertige, le tragique de sa condition.
Car l’ennui ne serait pas uniquement lié aux circonstances. Il y aurait en lui quelque chose de radical, propre à notre condition. Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), décrit la vie humaine oscillant, tel « un pendule, entre la douleur et l’ennui ». Ou bien le désir vous taraude, privation et tensions vous habitent, et vous souffrez. Ou vous êtes repu, alangui, sans manque apparent, et l’ennui vous rattrape. Ceux qui affirment ne jamais s’ennuyer seraient donc des menteurs.
Ecole de lucidité
« Cet ennui absolu n’est en soi que la vie toute nue, quand elle se regarde clairement. » Dans L’Ame et la Danse (1921), Paul Valéry imagine un Socrate parlant ainsi. Si l’on y prête attention, voilà que tout s’inverse. Au lieu d’être désagrément à fuir, malaise à colmater, l’ennui se fait école de lucidité, exigence de pensée, nécessité d’inventer. Au lieu de peser comme un fardeau, il peut se faire levier, tremplin, point de départ d’un futur en gestation. Croire qu’il faille, à tout prix, ne jamais s’ennuyer est donc bien trop naïf.
Vivre sans temps mort, toujours accaparé par quelque chose, toujours occupé à quelque travail, quelque image, quelque jeu… n’est pas propice à la rumination où, sans qu’on le sache d’abord, des nouveautés éclosent. Les temps d’ennui ne sont pas des catastrophes. Il y flotte au contraire des sensations et intuitions inhabituelles, d’abord imperceptibles, qu’il convient de laisser venir. Dans la fadeur de l’inaction, ce fond vide de contours et de projets, croissent souvent les fulgurances du lendemain.
Ennuyez-vous sans crainte. Il en sortira quelque chose. On ne supporte plus sa maison, on s’embête et se sent perdu ? Voilà qui est normal, humain, inévitable. Et finalement de bon augure pour demain. Parce que la pensée écarte les murs. Même quand elle s’ennuie, la pensée est antichambre. A tous les sens qu’on voudra.