« Ethique de la sincérité », d’Elsa Godart
On ne lit jamais assez Montesquieu. Peu connu, son Eloge de la sincérité, daté de 1717, n’est pas qu’un discours académique. Dans ce plaidoyer subtil pour une vertu à rénover, le philosophe souligne d’abord ce qu’elle peut avoir de rugueux : «Un homme simple qui n’a que la vérité à dire est regardé comme le perturbateur du plaisir public. On le fuit, parce qu’il ne plaît point ; on fuit la vérité qu’il annonce, parce qu’elle est amère ; on fuit la sincérité dont il fait profession parce qu’elle ne porte que des fruits sauvages. »
Malgré tout, le philosophe de L’Esprit des lois porte vite le regard au-delà de l’apparente misanthropie de l’homme sincère. Dans sa vertu décriée, il discerne le fil directeur de la sagesse antique. Car être sincère n’implique pas simplement de dire « la » vérité, objective et impersonnelle, celle de tous et de personne. Une éthique individuelle se trouve mise en jeu, qui suppose que chacun choisisse, avec une part de risque, « sa » vérité, subjective et intime. Pas de réelle sincérité, donc, sans un « connais-toi toi-même ».
Sur ce point crucial, la philosophe et psychanalyste Elsa Godart suit Montesquieu, dont elle reconnaît la finesse. Mais elle complète, approfondit, transpose et transforme cette analyse première en y joignant celles de bien d’autres penseurs, notamment Sartre, Jankélévitch ou Yvon Belaval (1908-1988, spécialiste de Leibniz). Car Elsa Godart a su développer, de livre en livre, une « éthique de la sincérité », titre de son nouvel essai qui en éclaire les tenants et aboutissants pour le temps présent. Parce que nous ne vivons plus au siècle de Socrate ni à celui des Lumières, mais dans « l’ère du mensonge » – dictature des réseaux sociaux, règne des selfies, domination des fake news. Ce qui change la donne.
Valeur refuge
Que peut donc la sincérité, à ce moment de l’histoire où la vérité semble définitivement floutée ? Eh bien, presque tout, selon l’auteure. Par temps de détresse et d’illusion, la sincérité guide et sauve. Parce qu’il ne reste que cette résistance si l’on veut encore vivre, aimer, parler sans faire semblant. Reste toutefois à définir en quoi consiste la sincérité à présent, alors que le « sujet classique », celui de la conscience, et le « sujet moderne », celui de l’inconscient, semblent avoir laissé place au « sujet virtuel », celui de l’existence numérisée, dont les contours s’avèrent différents.
Cette réflexion sur la sincérité comme valeur refuge et comme pratique de soi parcourt plusieurs registres théoriques et sociaux, de la philosophie à la psychologie, de la politique au management, de l’économie à l’art. Au risque de trop embrasser, peut-être. Avec, en contrepartie, l’avantage de montrer qu’on ne saurait se passer de sincérité nulle part – pas même dans ces domaines où l’insincérité passe pour inévitable et même indispensable, tels le gouvernement ou les affaires.
Somme toute, le but d’Elsa Godart est de rappeler fortement combien, quels que soient les lieux ou les circonstances, « il ne faut pas corriger les hommes de parler sincèrement d’eux-mêmes ». Ce n’est plus de Montesquieu, cette fois, mais de Jean-Jacques Rousseau. Loin d’empêcher les humains d’être sincères, il faut leur apprendre à l’être plus, et bien mieux. Pour dire « sincèrement vôtre » à ses semblables, il convient avant tout de savoir ce qu’on désire, et qui l’on est. Telle est, sans doute, l’ultime leçon.