« Patients zéro », de Luc Perino
LA MULTIPLICATION DES PATIENTS ZÉRO
Qui fait la médecine ? Les praticiens, bien sûr, tous ceux qui examinent, diagnostiquent, prescrivent et soignent en fonction de savoirs vérifiés et certifiés. Mais pas seulement. Eux-mêmes n’existent qu’en raison des patients, de leurs syndromes, de leurs demandes. C’est « parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine », rappelait déjà le médecin et philosophe Georges Canguilhem (1904-1995). Cette évidence est aujourd’hui trop négligée, ce qui conduit notamment à moins écouter les plaintes pour mieux scruter les résultats d’analyses.
Pour contrer cet oubli du rôle crucial des patients, Luc Perino propose une vingtaine de savoureux récits historiques, centrés sur les « patients zéro » qui ont contribué à changer le cours de la médecine. Ce médecin-essayiste, avec déjà une dizaine de livres à son actif, étend ici délibérément le sens habituel de l’expression. Ses « patients zéro » ne sont plus simplement des individus à l’origine d’une série de contaminations – sens technique habituel que l’épidémie de Covid-19 en cours nous rappelle à chaque bulletin d’informations. Dans le sens élargi, il s’agit de tous les malades, accidentés et cobayes qui ont permis des découvertes médicales dans les domaines les plus variés – de la neurologie à l’anesthésie, de la psychiatrie à la chirurgie. Au fil d’exemples pittoresques, hauts en couleur, les amateurs de situations insolites feront des rencontres instructives.
La première est celle de « Monsieur Tan », hospitalisé à Paris en 1840 pour épilepsie. Il doit son surnom au personnel de Bicêtre, car Louis Victor Leborgne ne profère que : « Tan tan. » Il semble parfaitement comprendre tout ce qu’on lui dit, s’apprête à faire une réponse circonstanciée mais ne parvient toujours qu’à prononcer l’unique syllabe dont il dispose. A sa mort, en 1861, Paul Broca dissèque son cerveau. Le neurologue y repère une grave lésion, située dans la troisième circonvolution du lobe frontal gauche. Ainsi naquirent « l’aire de Broca », qui coordonne la parole, mais également la conception modulaire des fonctions cérébrales.
Hommes-cobayes
A cette aventure connue s’ajoutent bien d’autres sagas, où l’on apprendra notamment comment une attraction foraine permit de découvrir l’anesthésie, où l’on croisera hommes-cobayes, patients-remèdes, accidents, étrangetés, coups de génie et coups de bluff, depuis l’Amérique du XIXe siècle jusqu’à la Chine d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse d’Alzheimer ou des statines, des transgenres ou du coronavirus SARS-CoV-2, préfiguré par l’alerte au SRAS de 2003, cette galerie de curiosités historiques éclaire aussi notre actualité.
Les conclusions demeurent objets de débats. Il n’est pas sûr que les inconvénients de la prédominance du marché soient aussi désastreux que Luc Perino l’affirme. Malgré tout, une chose est certaine : le savoir médical est plus que tout autre tramé de hasards, d’erreurs, de tâtonnements et de lucre. Dans ce vaste tissu d’aventures s’entrelacent des corps et des chiffres, des puissances industrielles et des martyrs malgré eux. Les médecins, pour la plupart, ont bien du mérite. Mais les patients aussi. Car c’est bien à eux, d’abord, que l’on doit une kyrielle d’hypothèses, de découvertes et d’avancées improbables. Et il est fort utile de le rappeler de plaisante manière.